La Responsabilité d’Œdipe

            Quel rôle, dans l’antiquité grecque classique, était donné à l’individu au regard de sa propre destinée ? Comment l’individu se rapportait-il à son histoire ? Quoi de mieux pour le déterminer que la figuration que les Grecs eux-mêmes en donnèrent dans la tragédie ? Nous partirons de l’étude de la tragédie Œdipe Roi de Sophocle pour fonder et développer la notion de culpabilité dans la civilisation grecque, autour de laquelle pourront être pensés les rapports entre volonté, destinée et responsabilité. L’action d’Œdipe soulève des problèmes moraux et psychologiques qui méritent un éclaircissement conceptuel. La problématique est la suivante : Œdipe a-t-il voulu tuer son père ? La question admet plusieurs lectures, qui peuvent être rendues par autant d’accentuations de la question : Œdipe a-t-il voulu tuer son père ? Œdipe a-t-il voulu tuer son père ? Œdipe a-t-il voulu tuer son père ? que nous examinerons successivement.

 

Œdipe a-t-il voulu tuer son père ?

 

            Dans cette question, c’est la volonté qui a priorité sur son objet, l’action sur ses motifs. Il ne s’agit pas encore de savoir quelle face de sa victime était visée par Œdipe au moment du meurtre de son père, mais seulement si sa volonté était librement (rapport extérieur) et délibérément (rapport intérieur) dirigée contre cet individu particulier. Aristote considère que cette volonté, restreinte à son seul champ d’action immédiat, peut être pensée indépendamment des visées dernières de l’action. Il donne ainsi l’exemple des actions faites par contraintes, qui ne sont pas voulues pour elles-mêmes et pourtant exigent le consentement de l’agent pour être accomplies. Œdipe, qu’il sache ou non qui est cette personne qu’il tue, a néanmoins toujours le choix de tuer cet individu ou non. En voulant donc tuer cet individu-ci, Œdipe, du seul point de vue de la volonté, a du même coup (c’est le cas de le dire) voulu tuer son père. D’autre part, il faut remarquer que la volonté ne regarde qu’à l’objet physique immédiatement visé. Si l’objet est mental, ou physique mais hors de portée, il s’agit d’un souhait et non d’une volonté. La volonté, en effet, porte sur les moyens d’action, qui sont physiques, tandis que le souhait porte sur les fins, qui sont représentées mentalement. De ce fait, tuer, d’un point de vue de la volonté, c’est vouloir tuer une personne physique, c’est-à-dire l’individu, tandis que le désir de voir mourir cette personne, bien qu’il détermine l’agent à agir, ne détermine pas l’action, qui ressortit à la volonté seule. La personne morale (identifiée par le nom) ou sociale (fonction de la personne dans la Cité) de la victime ne concerne donc pas la volonté de tuer, du point de vue du consentement de l’agent à son action immédiate de tuer. Encore une fois, la volonté de l’agent ne s’applique pas directement à cette personne-ci, mais d’abord à cet individu-ci. On tue tel individu pour tuer telle personne, et non, l’on tue telle personne pour tuer tel individu.

            Par ailleurs, la volonté d’Œdipe n’est pas entravée d’un point de vue extérieur. En effet, elle n’est pas contrainte par une violence extérieure. La situation à laquelle fut confrontée Œdipe ne le contraignait pas au meurtre, car le meurtre fait partie de ces actions auxquelles un agent rationnel peut toujours se refuser d’accomplir étant donné leur gravité. En outre, l’action d’Œdipe est, d’un point de vue intérieur, délibérée, puisqu’elle fait l’objet d’une décision spontanée. Si Œdipe était sous l’emprise de la colère, on pourrait dire qu’il n’a pas délibéré, et en ce sens, qu’il n’a pas décidé son action, mais toute décision, même spontanée, est une forme de délibération et la décision n’est jamais elle-même sans raison. D’autre part, Œdipe n’a pas agi par ignorance des circonstances, ni manifestement dans l’ignorance de la valeur morale de son action. La colère d’Œdipe semble, en effet, plus rationalisée et maîtrisée que les cas courants de colère, où, sous l’effet de la colère, un geste ou une parole va échapper à l’agent et qu’il va regretter aussitôt. Mais même dans le cas où Œdipe n’eût pas été en pleine possession de ses moyens, comme le fut Ajax pris de démence, et où il eût agi dans l’ignorance, il ne serait pas moins coupable du point de vue de son consentement à l’action. D’ailleurs, si Œdipe a tué le roi et sa garde par méchanceté, il l’a fait volontairement (car la méchanceté n’est jamais involontaire). Toutes les actions d’Œdipe sont donc, dans le contexte du meurtre de son père, pleinement consenties d’un point de vue psychologique. De plus, la volonté d’Œdipe n’est pas seulement libre, mais dirigée précisément sur un individu particulier, qui se trouve être son père, avec, comme on l’a dit, une force qui n’est pas proportionnée à l’agression, et qui fait l’objet d’une décision au moment de l’action. Œdipe n’est pas le cas d’un agent qui, en dirigeant sa volonté sur un groupe d’individus, n’en viserait aucun en particulier, comme Ajax qui massacre un troupeau de ruminants. Œdipe ne tue pas un particulier au milieu d’autres, mais veut tuer tel particulier (même non identifié). Une fois qu’un individu particulier est délibérément visé, il n’y a plus de différence psychologique fondamentale dans l’action, entre le fait de viser tel particulier ou de le viser personnellement, en tant qu’il porte tel nom ou tel rang, car c’est le même homme qui est visé, toujours du point de vue de l’action. On peut être indulgent pour un homme qui a causé la mort d’une personne par accident, mais un meurtrier est-il moins meurtrier pour avoir voulu tué tel individu, qui se nomme Laïos, ou Laïos, cet individu-ci ?

            La nature de la volonté ne concerne que les circonstances de l’accomplissement de l’action et non les motifs qui ont pu la déterminer. Quelles que soient les intentions de l’action (par métonymie), le meurtre (homicide volontaire) est, en tant qu'événement et du point de vue de la détermination de l’action, une chose une, fermée sur elle-même et se suffisant psychologiquement à elle-même. Ce n’est pas l’intention abstraite de tuer une personne en particulier qui est cause directe du meurtre, mais la volonté actuelle de tuer. Ce n’est pas l’identité de Laïos qui est cause de son meurtre, mais la volonté d’Œdipe. Il faut donc soigneusement distinguer la volonté de l’intention. L’étude de la volonté restreinte a l’avantage de concentrer l’étude d’un événement sur son unité psychophysique et de la circonscrire temporellement. L’unité d’action du parricide d’Œdipe est, dans ce cadre, incontestable. La volonté d’Œdipe est, comme nous l’avons montré, nette de toute interférence intérieure ou extérieure. Cette transparence de la volonté d’Œdipe au moment du meurtre sera décisive dans l’inculpation morale d’Œdipe à la fin de la pièce. Pour conclure, Œdipe a volontairement tué son père. Mais a-t-il volontairement tué son père ?

           

Œdipe a-t-il voulu tuer son père ?

 

            Œdipe agissait librement, c’est-à-dire de manière consentie, au moment du meurtre, c’était le premier point, et sa volonté, ce sera le deuxième point, fut une volonté de tuer et non pas simplement de blesser ou de se défendre. Œdipe a certes été attaqué le premier, mais il ne s’est pas simplement défendu en retour, il a attaqué le second. La différence n’est pas nulle. Ce n’est pas une raison suffisante d’être agressé pour faire payer de mort celui ou ceux dont on a reçu les coups ou les insultes. Œdipe a répondu par la colère plus que par la raison, et n’a pas proportionné son action à la dangerosité de la situation, mais plutôt à son ardeur personnelle. Or Aristote range les actes réalisés spontanément par ardeur ou par appétit dans les actions consenties. L’ardeur doit en effet être maîtrisée et évitée autant que les fautes de raisonnement, et peut donc être un objet de blâme. En outre, des actions commises sous l’effet de l’ardeur pourraient à la rigueur être considérées comme partiellement non consenties (ce qui ne serait néanmoins pas sans paradoxe psychologique) si l’agent les regrettait immédiatement après les avoir commises. Or, ce n’est pas le cas d’Œdipe qui, après avoir tué son père, continue son chemin sans charge d’âme.

            Pour conclure, il y a eu volonté de tuer, et consentement au meurtre lui-même et pas seulement à une action violente dont serait résultée la mort des victimes. Ce fait participera directement à la culpabilité morale d’Œdipe, l’obligeant à se reconnaître comme meurtrier volontaire de son père[1]. Si Œdipe avait tué son père indirectement, dans tout autre contexte où sa volonté n’aurait pas été spécifiée comme volonté de tuer, Œdipe n’aurait eu que des regrets, mais n’en aurait pas été mortifié. Aristote, sur ce point, spécifie le fait que ce sont les circonstances internes à l’action qui permettent de qualifier la volonté de l’agent. Le fait que l’agresseur d’Œdipe soit le père d’Œdipe est une circonstance extérieure à l’action, car elle n’est pas essentielle à son accomplissement : dans les circonstances particulières énoncées par Aristote, on ne trouve pas, en effet, mentionné quelque chose d’approchant. Œdipe savait parfaitement ce qu’il exécutait et ce qu’il en résulterait. Cette volonté déterminée de tuer, nonobstant le fait qu’elle ait été sans précédent et que le meurtre fût sans préméditation, empêche de considérer l’action d’Œdipe comme extérieure à sa volonté. L’action est unifiée d’un point de vue interne : Œdipe n’a pas seulement causé la mort de son père, il a tué son père. Nous pensons que les Grecs aurait admis cette distinction. Toutes les morts provoquées ne sont pas équivalentes et n’impliquent pas une responsabilité égale pour les agents impliqués, mais un homicide volontaire ne peut admettre qu’une responsabilité pleine et entière. Une fois qu’Œdipe s’est rendu psychologiquement (toujours au sens où sa volonté était claire et non entravée) responsable de meurtre, il s’est en même temps condamné au parricide sans pouvoir moralement s’en disculper. 

            Dans ce deuxième temps, la culpabilité d’Œdipe se fait donc plus sensible. Nous avons vu que la responsabilité morale chez les Grecs était fondée par les circonstances internes et les faits objectifs de l’action incriminée. Dès lors, la culpabilité morale d’Œdipe augmente à mesure que l’action criminelle est mieux déterminée dans les faits. Alors que Œdipe n’est pas, au sens moderne, moralement coupable du meurtre de son père, étant donné qu’il n’a pas eu d’intention réelle dans ce dessein précis, toutes les circonstances du parricide accablent Œdipe d’une culpabilité psychologique et objective telle qu’elle inculpe du même coup la subjectivité d’Œdipe, c’est-à-dire le rend moralement coupable. Cette culpabilité morale ne peut être, pour un Grec, intérieure, comme celle qui sera héritée du christianisme, et surtout, elle ne pourra avoir de fondement qu’objectif. Un Grec ne peut pas se sentir coupable à la manière diffuse du christianisme, il se reconnaît coupable. Plus précisément, le Grec se reconnaît coupable de quelque chose, alors que le chrétien pourrait encore se reconnaître coupable de manière générale, en tant qu’être corrompu, sans un péché personnel qui nourrirait cette culpabilité. Œdipe n’est donc pas mortifié par introspection, par la conscience de ses crimes, mais l’est par rétrospection, par la vue de ses crimes. Sa souillure le concerne comme individu (et non comme personne), ce qui est signifié par la malédiction du nom et du sang (et non par une culpabilité morale intime).

            N’étant pas personnelle, cette souillure réside dans la honte publique et le regard des autres. Dans le dernier passage cité en note, Œdipe ne craint pas littéralement de regarder ses parents, mais de rencontrer leur regard. L’action d’Œdipe prend place dans le monde objectif, et se termine en lui. Cela est rendu plus évident lorsque Œdipe évoque le regard des dieux, qui sont comme des gardiens et des représentants du monde objectif. La destinée d’Œdipe n’est donc pas le cas d’un événement objectif touchant le cours de la vie d’un individu et qui serait intériorisé par le sujet. C’est le cas d’un événement objectif qui engendre une culpabilité morale adéquate à l’objectivité du crime. La notion de culpabilité dans le monde grec s’éclaire entièrement en relation avec ce concept d’objectivité. Le parricide objectif d’Œdipe, car il est, pour un moderne, moralement nul, qualifie l’action d’Œdipe d’ignominie. L’ignominie désigne spécifiquement une honte publique et c’est pourquoi le terme peut être éclairant dans la conceptualisation de la culpabilité grecque. Le parricide étant le crime le plus répréhensible dans la culture, il génère une honte qui est en rapport direct à cette condamnation publique, générale du parricide. L’analyse du parricide s’arrête donc, dans le contexte grec, à la honte devant le monde humain et divin, c’est-à-dire devant le monde objectif[2]. Pour un moderne, Œdipe ne peut pas être inculpé de parricide volontaire, mais seulement d’homicide volontaire, parce qu’il n’a pas voulu, au sens moderne, le parricide, c’est-à-dire n’en a pas eu l’intention. En conclusion, Œdipe a volontairement tué son père. Mais a-t-il tué volontairement son père ?[3]

Œdipe a-t-il voulu tuer son père ?

 

            Il y a, pour nous modernes, une différence morale (et non psychologique comme on l’a vu) dans le fait de connaître ou non la personne que l’on va tuer dans le cas où cette personne n’est pas n’importe quel particulier, mais a une relation particulière ou une parenté au meurtrier qui qualifie le meurtre. Par exemple, tuer le roi en le visant comme tel répond au crime d’attentat. Le criminel en question sera jugé en assassin. Mais tuer le roi sans connaître son identité, en le visant donc en simple particulier fait de l’assassin soupçonné un simple meurtrier. Tuer un parent fait de celui qui commet le meurtre un parricide, mais si la parenté de cette personne était inconnue au meurtrier au moment du meurtre, le meurtrier demeure, d’un point de vue moral, uniquement meurtrier. Le jugement et le blâme que l’on portera au criminel varieront donc en fonction de ce qui sera spécifiquement visé, et non pas seulement voulu, par le meurtrier.

            L’identité a plusieurs faces, corrélativement à l’être, et l’esprit est capable de les viser séparément, comme la pensée est capable de concevoir les prédicats unifiés dans l’individu isolément, tandis que l’acte de tuer corrompt simultanément toutes les faces de l’identité de la victime, c’est-à-dire en détruit la substance, siège et corps de l’identité individuelle. L’inculpation du meurtrier et le blâme qui lui est porté doivent-ils être les mêmes dans chaque cas ? La culpabilité devrait-elle être unifiée, répondant à l’unicité de la substance, ou spécifiée, comme la pensée le permet ? Dans le cas d’Œdipe, la culpabilité a tendance à être unifiée. L’unité profonde de la substance rend inefficace les abstractions dont est capable l’esprit humain et qui permettent de dire qu’Œdipe a voulu tuer tel homme mais n’a pas voulu tuer son père. L’unité de la substance unifie le parricide, qui unifie la culpabilité. Les jugements moraux des Grecs trouvent donc une assise dans leur ontologie. Les Grecs distinguent ce qui est consenti de ce qui ne l’est pas, ce que vise immédiatement la volonté de ses conséquences immédiates non désirées, mais ne font plus, ensuite, de réelle distinction supplémentaire. Si l’action est consentie et dirigée volontairement dans une direction, l’individu qui l’a commise est directement responsable des conséquences de cette action, car il en est au principe. Cela est encore plus vrai pour les conséquences immédiates de l’action, ainsi, dans le cas d’Œdipe, pour la mort de son père.

            En conclusion, Œdipe a tué volontairement son père, car il n’a pas pu, d’après la psychologie grecque que nous avons cherché à cerner, vouloir tuer son père sans vouloir tuer son père[4]. C’est ce subtil déplacement de la culpabilité[5] qui permet d’unifier l’action tragique : la faute commise est entière et indivisible comme événement psychophysique pour être une d’un point de vue éthique. Et pourtant, il faut se demander pourquoi Œdipe est pris en pitié, s’il est, accordé à notre démonstration, réellement et entièrement responsable de la mort de son père. Selon la poétique d’Aristote, il faut, pour qu’il y ait émotion tragique, qu’il y ait une disculpation morale tacite du héros tragique par le public, rendue possible par l’ambiguïté de la culpabilité, que nous avons, dans cette étude, cherché à élucider.

            En conclusion générale, la culpabilité morale d’Œdipe  est confondue avec et par sa culpabilité objective. C’est dans cette prépondérance du fait sur la raison que consiste le ressort tragique de la pièce Œdipe Roi de Sophocle, et le ressort de la tragédie en général. Le protagoniste tragique commet une action moralement involontaire mais circonstanciellement volontaire. Rapportée à la thématique générale de la liberté, la tragédie grecque montre qu’un individu peut être parfaitement actif et librement agissant, d’un côté, tout en étant totalement passif, de l’autre. La disjonction entre l’activité de l’homme, dont la sphère d’influence est celle du particulier, d’un côté, et l’activité divine, portée sur la totalité, de l’autre, est ainsi clarifiée et objectivée par la représentation tragique, qui joua, de cette manière, un rôle éthique et culturel pour le peuple grec. 



[1] Mais il faudra se demander, par la suite, s’il fut parricide volontaire.

[2] D’après cette lecture, il faut considérer que le monde objectif n’existe que dans l’intersubjectivité, que là où des êtres sont capables de regarder et par là de juger. Le désert, où ni la société des hommes ni les dieux (d’un point de vue culturel étant donné qu’aucune idole n’y est élevée) ne sont présents, et où justement vont se recueillir les hommes touchés d’ignominie, ne fait donc pas partie du monde objectif dont nous parlons. Le monde objectif n’équivaut pas, par conséquent, au monde phénoménal.

[3] La volonté se déplace de l’action de tuer (tuer volontairement) à l’objet de l’action (tuer volontairement quelque chose).

[4] Mais il n’a pas voulu tuer son père, d’où la difficulté de l’inculpation morale d’Œdipe.

[5] Dans le cas d’Œdipe, de meurtrier à parricide.