Commentaire critique du « Concept d’amour chez Augustin » de Hannah Arendt

            Le texte d’Arendt que nous allons commenter, correspond au premier temps de la première partie de son essai « Le Concept d’amour chez Augustin ». Ce premier temps est nommément consacré à la structure du désir. Donnant une lecture dialectique et rationaliste de l’augustinisme et du christianisme, Arendt tente une systématisation du dogme chrétien, en développant une topologie phénoménologique du désir, imposant autant d’objectivité possible à une religion qui, semble l’oublier Arendt, devait être celle des cœurs, du point de vue pratique, celle du doute, du point de vue théorique, et religion de la subjectivité, du point de vue de l’unité. Nous serons d’autant plus critique de cette lecture d’Arendt qu’elle est fondée sur un texte mineur d’Augustin : « La Vie heureuse », qui est un texte de vulgarisation, comme c’est souvent le cas chez Augustin lorsqu’il s’agit de dialogues. Arendt conceptualise le désir à partir de l’axe suivant : en quoi le désir chez l’homme est à la fois symptôme de déséquilibre, principe déstructurant, et principe de cohésion ? Elle envisage d’abord le désir dans sa dépendance phénoménologique : le désir ne va pas sans son objet ni sans la projection du sujet désirant dans la perte possible de cet objet. Le second temps, à la fois négation et dépassement du premier, marque le passage du désir terrestre vers l’amour céleste. Après avoir explicité le texte, nous le reprendrons à nouveaux frais en vue de sa lecture critique.

 

            Dans un premier temps, le désir est envisagé phénoménologiquement, comme ouverture vers quelque chose, sans quoi le désir n’est pas concevable. Le désir est déterminé et orienté par son objet. Le désir, en se déployant, dévoile la nature du sujet en indiquant les objets auxquels elle est attachée. Par le désir, l’homme apprend à se connaître. Avant tout, l’homme à travers le désir se connaît comme être imparfait. L’homme désire, parce qu’il lui manque quelque chose. Mais le désir est lui-même subordonné à une structure générale : le « vouloir être heureux ». Ce n’est donc pas par la direction unilatérale, objective du désir que l’homme apprend à se connaître, mais par un retour qu’il opère sur le désir en général, sur son essence : la recherche du bien et plus largement, la recherche du bonheur. Le désir ne va pas non plus sans son pendant, la crainte. C’est alors que la notion de bien qui a été abstraite de la motion de désir entre en conflit avec la crainte qui succède à tout désir satisfait, car le bien alors possédé, menacé d’être soustrait par le courant des choses, est susceptible de se transformer en perte et donc en mal. Le premier temps du texte semble donc s’achever sur une aporie : l’homme poursuit le bien, ses désirs en sont le premier témoignage, mais les biens poursuivis ne vont pas sans mal ou sans la possibilité de se gâter. L’homme, en recherchant le bien, semble travailler à son propre malheur, faisant suivre des biens qu’il a acquis le mal de leur perte future.

            Le second temps du texte tente de dépasser cette aporie. En même temps, la béatitude ne change pas la direction générale, car il s’agit toujours de la poursuite du bonheur, mais elle cherche à la préciser. Le bien était jusque-là perçu comme genre, comme abstraction des biens particuliers poursuivis. Dans la perspective du bonheur absolu, il est individualisé et concrétisé. La vie n’est donc pas le principe du désir, mais sa fin : l’homme désire la vie comme bien suprême duquel tous les autres biens dépendent. Par négation, le mal suprême est la mort. Indissociable de la vie dont elle est le terme, comme la perte l’était de la possession, il ne peut y avoir de béatitude terrestre, le bonheur de vivre n’allant pas sans angoisse de la mort. De là, Arendt déduit une seconde aporie, analogue à la première : de même que le désir ne pouvait aller sans crainte, la vie ne peut aller sans angoisse (crainte de la mort). Le plan restreint de l’existence finie doit donc être dépassé par un idéal qui permet de penser sans contradiction un bonheur pérenne. Ce second plan (d’un point de vue dialectique, mais premier d’un point de vue logique, étant la fin dernière du désir humain), qui se détache du monde terrestre, est le plan de l’éternité. L’éternité n’est pas une vie distincte de la vie terrestre, mais est cette vie même dont le sujet jouit ici-bas, absolutisée dans son éternisation à venir.

            En conclusion, le désir est bien le symptôme de l’insuffisance immédiate de l’homme. Cette insuffisance, qui tient à sa mortalité, est retrouvée dans le monde terrestre voué à la contingence, où l’homme ne peut, pour les mêmes raisons, trouver davantage de réconfort. Le désir n’est pourtant pas borné aux choses terrestres, en quoi il révèle sa relation à toute la personnalité humaine. Le désir humain est désir spirituel, copule qui permet au christianisme de fondre la chair à la métaphysique, l’amour au bien, la vie à Dieu.

           

            Nous devons à présent, conformément à ce qui a été annoncé, reprendre le texte de manière critique. Comme nous le disions en introduction, Arendt aborde le désir en rationaliste et en phénoménologue. Ce faisant, elle recompose la théorie augustienne selon une typologie radicale, qui oppose les termes rendant leur médiation plutôt logique que spirituelle. Cette schématisation est purement conceptuelle et réfutée par expérience. L’homme désire Dieu, mais qu’est-ce que Dieu ? L’homme désire le bien, mais qu’est-ce que le bien ? L’homme désire être heureux, mais qu’est-ce qu’être heureux ? Lorsque l’homme désire connaître sa propre nature ou celle de Dieu, ou l’une par l’autre, son objet est-il déterminé ? Passe-t-on aussi rapidement du désir à son objet, et le désir est-il vécu par le sujet comme un événement objectif ? Si cette rationalité du désir, selon laquelle à tout désir correspond nécessairement un objet déterminé qui en est au principe, est ainsi ordonnée dans la nature, parmi les bêtes, existe-t-elle parmi les hommes et faudrait-il souhaiter qu’elle le fût ? Dieu est-il une passion nécessaire et est-ce positivement que Dieu se découvre à l’homme ? En d’autres termes, Dieu peut-il être « objet » de désir ? Ces questions sont éclipsées par la rigidité logique de la réduction phénoménologique qu’opère Arendt sur la question chrétienne du désir. Est-ce Dieu qui a mis dans le cœur des hommes le désir de l’aimer ? Dieu n’a-t-il pas plutôt simplement fait l’homme, en lui ordonnant verbalement de l’aimer, et non ordonnant sa nature pour la prédéterminer à l’honorer ? Ou bien, a-t-il fallu que l’homme voie Dieu pour le désirer ? Ne le chercherait-il pas quand il n’existerait pas ou ne se serait pas manifesté à lui ? La recherche de Dieu vient-elle du fait que Dieu a laissé une marque de Lui en l’homme, ou est-ce parce que l’homme souffre sans Dieu ? Faut-il en conclure que le désir de l’homme est prédéterminé, parce qu’il est voué à aimer Dieu ? Est-ce là une vérité d’essence, de fait, démontrée ? L’homme est-il préassigné à Dieu ? D’autre part, lorsque c’est un fruit charnel, image de l’être de chair chez Augustin comme dans la Bible, que l’homme désire, est-ce le fruit ou l’homme qui détermine son désir ? Est-ce vraiment le fruit qui prédétermine mon désir de fruit, autrement dit mon désir de concupiscence dépend-il d’un fruit ?! Par ailleurs, qu’est-ce qui est connu à l’homme ? Le monde de Dieu ? Connaît-il même sa destinée terrestre avant de connaître quoi que ce soit du monde céleste ? L’homme, dans sa béante ignorance, a-t-il moins de désirs pour autant ? Toutes les analyses données ensuite sur la possession de l’objet de désir sont, à notre sens, erronées, car elles partent du principe que nous avons contesté et selon lequel l’objet de désir est le principe du désir. Etait-ce pour le désir de posséder des poires qu’Augustin les a, dans sa jeunesse, dérobées ? D’autres assertions s’en trouvent invalidées.

            La seconde partie du texte est, comme on l’a vu, consacrée à la vie comme bien suprême de l’existence et hypostase du bonheur dont l’idée est l’éternité. La vie terrestre est par elle-même insuffisante à satisfaire l’homme selon la lecture d’Arendt. N’est-ce plutôt l’homme qui est incapable de se satisfaire de la vie, du fait de son péché originel où il a désiré vouloir s’élever à Dieu et a refusé le monde terrestre que Dieu lui avait donné ? Dès lors, toutes les assertions d’Arendt sur la mort qui rendrait inefficace l’existence dans sa seule actualité, sont elles-mêmes privées d’efficacité. Ce n’est pas la mort qui rend vaine l’existence, mais l’homme qui rend l’existence vaine. En lui tout est vanité, car en lui tout est péché, tout est mort. Arendt se méprend donc sur la cible. N’est-ce pas plutôt le péché originel qui pèse sur la vie de l’homme, et qui lui cause un préjudice absolu ? L’auteur se trompe corrélativement d’origine. De plus, Arendt confond, car c’est l’homme qui aboutit à la mort, la vie étant par nature perpétuation. C’est le péché qui aboutit à la mort (qui est le fruit du fruit de l’arbre défendu) et non la vie. Enfin, ce n’est pas la vie que l’homme a perdue, mais Dieu, comme médiation nécessaire à la vie. Ce n’est donc pas la mort qui soustraira tout à l’homme mais le péché originel qui lui a tout soustrait à jamais, et en particulier un rapport nécessaire pour la vie présente à Dieu.

            La condamnation qui s’ensuit dans le texte d’Arendt de la vie mortelle est hérétique, si l’on considère que Dieu n’a jamais créé le monde pour qu’il soit abhorré de l’espèce qui devait l’honorer : l’homme. N’est-ce pas là un contresens majeur ? Ne doit-on aimer que l’éternité ? ou Dieu seul, au seul titre que « l’amour qui, parmi les choses terrestres, tend vers quelque chose de sûr, dont il puisse disposer, est sans cesse déçu, puisque tout est voué à la mortalité » ? Nous condamnons aussi les remarques d’Arendt qui font de l’au-delà un principe d’action et d’amour pour l’existence de l’homme. Est-ce là l’enseignement du christianisme, y compris celui donné par Augustin ? Le bien commence-t-il après la mort ? Le christianisme est-il la religion des défunts ? Est-ce la religion des croyants ou bien, comme nous le pensons, des volontaires ? Etre volontaire, c’est vivre en vertu de sa croyance et non pour l’objet de sa croyance. Nous ne vivons pas chrétiennement pour l’au-delà, mais par l’au-delà, car Dieu est en lui et nous serons en lui, si nous avons foi. L’au-delà ou la vie éternelle n’est pas un objectif ! Si c’est un idéal, c’est un idéal qui doit servir pour le monde présent, terrestre, et non dans l’attente d’un monde futur. Nous devons être aux hommes actuels comme le Fils de Dieu a été avec nous. Le texte d’Arendt présente d’autres confusions analogues. C’est l’homme qui se précipite de jour en jour vers la mort et non la vie. Le problème n’est pas le manque d’épaisseur de la vie, mais la pauvreté spirituelle de l’homme.

            En conclusion, mettre tout son espoir en l’éternité est aussi vain que mettre tout ses espoirs dans le monde, car c’est en soi-même que Jésus notre Père a voulu que l’on mette tous nos espoirs, pour que l’on s’aime comme il nous a aimés. Or, l’homme ne peut s’aimer lui-même, parce qu’il s’est aimé au-dessus de Dieu, mais il peut à nouveau s’aimer lui-même, parce que Dieu l’a aimé au-dessus de Lui-même.