Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 8.

            Le texte que nous allons commenter constitue un chapitre du livre sur l’amitié de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. L’auteur y tisse des liens paradoxaux entre amour de soi et amitié : l’amour de soi est-il la négation de l’amitié ou bien sa condition ? L’amitié est-elle un prolongement de cet amour et, du même fait, une espèce d’amour de soi ? Par analogie, l’amour de soi est-il une espèce d’amitié ? Au final, l’amour de soi et l’amitié seraient-ils une même réalité pensée sous des modalités différentes ? La solution d’Aristote consistera dans la critique de l’opinion, non seulement par l’analyse, mais par la clarification des abus de langage à l’origine, selon Aristote, des opinions erronées. Dans un premier temps (paragraphes 1 et 2), l’auteur introduit le problème général de l’amour de soi comme négation de l’amitié, et en présente deux solutions antithétiques, aboutissant à une aporie. Dans un deuxième temps (paragraphes 3 à 6 inclus), il reprend ce premier exposé en identifiant les sources de l’aporie. Enfin, il solutionne l’aporie.

 

            En premier lieu, Aristote présente le problème général sous forme aporétique et disjonctive. Les deux formes sont liées, car l’aporie résulte généralement d’une incapacité à choisir entre deux possibilités paraissant également valables mais ne pouvant être actualisées ensemble, s’excluant mutuellement dans la pratique (en acte), exclusion réciproque que la disjonction met en lumière. La grammaire permet ainsi de visualiser un problème pratique. Les deux possibilités présentées et mises en balance par la disjonction se révèlent en effet comme des extrêmes opposés, manifestement à éviter, nul ne voulant vivre s’il ne pouvait jouir de sa propre existence, ni s’il ne pouvait la partager avec personne, ouvrant ainsi par nécessité la voie à un intermédiaire. Aristote ne cherche donc pas des solutions idéales à des problèmes généraux, mais des solutions réalisables à des problèmes pratiques. C’est pourquoi Aristote ne recourt à la philosophie (c’est-à-dire à un développement personnel et à de nouvelles définitions) que par nécessité et ne la fait intervenir qu’en dernière instance, après avoir épuisé les solutions couramment données.

            L’auteur va donc commencer par convoquer les opinions répandues sur la question traitée et, en l’occurrence, rappelle que c’est surtout l’amour de soi qui est blâmé en ce qu’il est souvent le signe extérieur d’une nature vicieuse. Le phénomène cité présente un rapport mathématique : plus une personne est vile, plus elle est égoïste, et dynamique : plus une personne devient vile, plus elle devient égoïste. Pour autant, l’amour de soi ou « égoïsme », quand il est blâmé, n’est pas donné comme cause de la vilénie (ce n’est pas en devenant plus égoïste qu’on devient plus vil, mais l’inverse), mais comme effet et symptôme (dans le rapport mathématique, en effet, il n’est qu’un indice de vilénie, et dans le rapport dynamique, il est uniquement conséquence), ce qui permet à Aristote de reconnaître le lien empirique et phénoménal de l’amour de soi au vice, sans les lier essentiellement et causalement. Aristote critique ainsi implicitement l’opinion commune, qui confond l’effet avec la cause et n’analyse les phénomènes que par association (l’opinion est en cela l’analogue de l’expérience, qui connaît par induction et non par déduction). C’est parce qu’on voit des vilains égoïstes, qu’on fustige l’amour de soi comme leur étant un caractère essentiel. Mais ce faisant, on néglige la cause réelle du mal et on flétrit quelque chose d’incident.

            L’auteur poursuit l’exposé doxographique. La première référence au vilain était psychologique, celle-ci est pratique : en plus de n’aimer que soi, le vilain n’agit que pour soi. Cette opinion commune sur le vilain va de pair avec son antithèse, l’homme de bien, qu’on loue pour son altruisme et son assistance. Les actions vertueuses sont de toute évidence tournées vers l’extérieur. Or, là encore, le même vice de raisonnement est implicitement relevé : on retient de l’homme de bien l’extériorité de ses actions et attache de ce fait la grandeur morale à l’extériorité (l’altruisme et la dévotion). Ces associations ont comme procédé commun de faire des phénomènes des causes à défaut d’établir la cause réelle des phénomènes, qui du même fait ne peut pas être à proprement parler phénoménale. Aristote critique au fond le positivisme des opinions courantes et non pas strictement leur empirisme.        Enfin, nous pouvons faire deux remarques supplémentaires sur ce dernier passage : l’auteur donne incidemment la définition de l’homme de bien, qui va être approfondie et mise à profit par la suite : l’homme de bien est celui qui agit selon le beau. D’autre part, il fait une double analogie entre le vilain et l’amour de soi, d’une part, l’homme de bien et l’altruisme, d’autre part, en ce que l’altruisme est à l’homme de bien ce que l’amour de soi est au vilain, puis en ce que la vertu et le vice augmentent tous deux à proportion de leur activité : la vertu engendre davantage de vertu, le vice de vice (ce qui n’implique pas l’amour de soi dans le vice).

            Conformément au plan de départ, Aristote, après avoir exposé l’opinion courante sur le sujet, va en présenter l’antithèse, qu’il fait passer pour une opinion commune (en citant notamment des proverbes), afin entre autres de mettre l’opinion en apparente contradiction avec elle-même, alors qu’en réalité il la détourne pour introduire sa propre thèse, selon laquelle non seulement il faut s’aimer soi, mais on s’aime soi comme un autre et l’autre comme un autre soi (ce second principe palindrome étant implicite dans le texte).

            En conclusion, l’amitié a pour modèle, forme originaire et condition l’amour de soi et est une modalisation de cet amour. Cette antithèse (qui est aussi la thèse en puissance d’Aristote, celle-ci n’ayant pas encore été explicitée ni démontrée) fonde le caractère aporétique de la question initiale, ce premier temps du texte s’achevant sur une aporie, c’est-à-dire une impossibilité de choisir ou plus précisément, comme nous avons cherché à le conceptualiser plus tôt, une incompossibilité. Solutionner une aporie consisterait donc, selon cette définition de l’aporie, à rendre compossibles des opposés. C’est ce à quoi va s’attacher le deuxième temps du texte.

 

            Aristote commence en introduisant la méthode qui conduira les analyses suivantes et qui, conformément à l’idée sur laquelle s’est achevé le premier temps, vise à mettre ensemble ce qui apparemment s’exclut. Rapportés l’un à l’autre, les deux discours se contredisent, mais rapportés à la vérité, ils révèlent chacun une part de vrai. C’est donc comme vérités partielles que des propositions antithétiques peuvent s’accorder. Le parricide théorique aristotélicien consisterait alors à renoncer à l’unité platonicienne de la vérité. Si la vérité est simple, on aboutit soit à la coexistence de vérités contradictoires, soit à la négation de plusieurs vérités. C’est devant ce problème qu’Aristote va proposer une approche synthétique (au sens littéral) de la vérité. La phrase qui suit est particulièrement importante d’un point de vue méthodologique, car elle suggère que les apories viennent souvent d’une ambiguïté du langage et que leur solution revient en fait à la clarification des énoncés du discours et de leur objet de référence.

            L’auteur, dans un premier temps (paragraphes 4-6), va reprendre l’exposé de la première partie, présentant, selon le même plan, chaque thèse séparément, commençant avec un discours populaire contrebalancé ensuite par sa propre thèse présentée comme une opinion courante. La spécificité de cet exposé tient en ce qu’il donne les causes réelles des opinions du premier exposé qui vont ainsi être partiellement fondées relativement à leur part de vrai, et partiellement rejetées relativement à leur part d’erreur. Premièrement donc, Aristote reformule l’opinion commune sur l’égoïsme, en passant de la figure du vilain à celle du vulgaire (qui ne diffèrent en réalité que par le nombre, comme le passage suivant va le montrer, le vilain étant pensé individuellement et le vulgaire collectivement), selon le même type d’association empirique mobilisée dans le premier discours. L’auteur ne valide en fait qu’à moitié l’opinion, car il dit que l’on blâme ceux qui s’aiment eux-mêmes, avec, à notre avis, l’accent mis sur le sujet, qui n’est pas la même chose que blâmer ceux qui s’aiment eux-mêmes, avec l’accent porté sur la subordonnée. Ceux qui sont blâmés ne sont pas ceux qui s’aiment eux-mêmes, mais le grand nombre, c’est-à-dire, derechef, ceux qui s’aiment eux-mêmes en tant qu’ils ont de vils désirs et non en tant qu’ils s’aiment eux-mêmes. Le rapport de causalité n’est donc toujours pas établi, ce qui permet de nouveau à Aristote de contrer les accusations populaires portées contre l’amour de soi.

            En conclusion, l’amour de soi caractérise accidentellement et non essentiellement le vilain. L’auteur réduit ainsi ironiquement l’opinion à une tautologie : on reproche au vilain sa vilénie, au vulgaire sa vulgarité ! Cela étant, Aristote admet que l’amour de soi peut être générateur de vice (sans être générateur du vice), l’amour de soi poussant la personne vicieuse à poursuivre ses pratiques malsaines.

            La part de vrai à retenir dans l’opinion commune est donc que l’amour de soi contribue à entretenir les dispositions vicieuses d’un homme, mais par accident et non par soi. C’est d’après cette même opinion que l’on juge l’homme vertueux (récurrence du second argument du paragraphe 1), considéré alors comme le type opposé de l’égoïste. Aristote va ensuite comme prévu proposer l’antithèse de ce discours populaire, similaire à celle soutenue dans le premier exposé, en ce qu’elle se concentre sur l’individu et réfléchit l’effet dans sa cause et la cause dans son effet. En effet, dans le premier exposé, l’auteur faisait de l’amitié une relation réfléchie de l’individu à lui-même et en même temps une réflexion de l’amour de soi dans un autre soi. Dans ce nouvel argument, l’auteur montre, selon les mêmes relations de cause à effet, d’une part, que la beauté de l’action vertueuse se réfléchit immédiatement dans l’agent réalisant cette action, la beauté de cette action résidant dans le principe auquel l’agent obéit (l’intelligence) et non dans les conséquences positives de l’action, d’autre part, que les effets de la vertu sont bons en vertu de leur principe d’origine, dont la bonté se réfléchit nécessairement dans ce qu’il engendre.

            Aristote, qui a précédemment associé le grand nombre à la partie irrationnelle de l’âme, complète son analogie en associant l’homme vertueux à l’intelligence ou partie rationnelle de l’âme. Mais l’essentiel dans ce passage est que l’auteur met à profit la distinction entre la cause et l’effet, les phénomènes et leur cause réelle, que nous avons dit être à l’origine des confusions de l’opinion : si l’action vertueuse semble positivement défavoriser l’agent, elle lui profite en fait réellement, l’essentiel de la vertu n’étant pas dans ses effets mais dans sa cause, non dans sa phénoménalité, mais dans son origine et sa nature. On pourrait reformuler la thèse d’Aristote en disant que l’homme vertueux garde pour lui la cause et laisse aux autres les effets (comme le politique tire satisfaction morale de la beauté de la gouvernance et non profit matériel de ses effets sociaux).

            D’autre part, l’auteur disqualifie l’opinion commune sur l’amour de soi en approfondissant ce qu’est le soi, poursuivant son élucidation linguistique des discours. En effet, l’opinion entend par amour de soi amour de sa propre personne, alors que s’aimer soi n’est pas la même chose que s’aimer soi-même : s’aimer soi est aimer ce que l’on est en soi et en propre, s’aimer soi-même est aimer ce que l’on est pour soi-même, autrement dit s’aimer soi, c’est s’aimer en tant qu’être humain (ou, dans une perspective moderne, en tant que sujet), s’aimer soi-même, s’aimer en tant que particulier (ou, dans une perspective moderne, en tant qu’ego). Aristote déplace ainsi l’accent de la question de l’amour de soi (en redéfinissant le soi), ce qui le conduit à développer une ontologie générale de l’homme.

            En conclusion, le plus grand bien humain est le bien le plus humain. L’amour de soi chez Aristote n’est donc pas ce que les Modernes appellent « l’amour-propre », qui est un amour de soi narcissique. La thèse de l’auteur marche rétroactivement contre l’opinion commune du premier exposé : celui qui est attaché aux biens matériels ne s’aime pas soi, mais quelque chose de soi, en l’occurrence sa nature animale. Donc le vilain à proprement parler ne s’aime pas soi, il agit même contre soi et, en tant qu’il choisit délibérément de servir la partie irrationnelle de son âme, c’est-à-dire ses désirs, au détriment de son intelligence, il se fait volontairement du mal ! Ce qui a induit en erreur l’opinion commune sur l’homme vertueux est sa compréhension matérialiste du bien : c’est parce que l’homme vertueux n’a pas beaucoup de biens matériels et que ses actions ne lui en rapportent pas, qu’on l’a pensé comme quelqu’un de désintéressé. Or, c’est parce que l’homme vertueux s’aime beaucoup soi, qu’il renonce aux biens matériels pour pleinement profiter des biens de l’esprit. Si c’est le cas, l’homme de bien doit s’aimer soi (et non soi-même, ce qui relèverait de l’amour-propre) de manière impérative s’il veut s’attacher aux belles actions. Les espèces en question sont celles que nous avons conceptualisées comme amour-propre (qui est chez Aristote amour impropre de soi, le vilain aimant la partie animale de soi, mais qui, dans une transposition moderne, peut être aussi une partie inessentielle de soi comme le moi narcissique (l’ego)), d’une part, amour de soi, d’autre part.

            Dans ce deuxième temps, Aristote parachève le principe moral (ou impératif) platonicien, selon lequel il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, en proposant le principe éthique (ou maxime) suivant : il vaut mieux accomplir une action vertueuse qu’en profiter. En conclusion, la part de vérité à conserver dans le second discours est qu’un homme ne peut être vertueux s’il ne s’aime soi, c’est-à-dire comme ce qu’il est en propre, à savoir un être intelligent et rationnel.

 

            Dans un troisième temps, l’auteur va rassembler les résultats de l’exposé précédent, les mettre à l’épreuve une dernière fois, avant de conclure définitivement sur l’amour de soi. Il rappelle pour commencer que la vertu n’est pas louée seulement pour sa beauté morale, mais aussi en tant qu’elle est productrice de biens et d’utilité publique. Il concilie ainsi les deux versants du phénomène abordés : la positivité de la vertu (ses effets) et sa nature (intellectuelle et morale). Ces deux aspects (nature et effectivité) de la vertu sont repris par la suite. C’est alors qu’Aristote amorce une nouvelle réflexion sur le vilain, présenté comme antithèse du vertueux, complétée par la suite. Le paradoxe du vilain, identifié plus tôt est renouvelé dans ce passage, car le vilain est mis en contradiction avec soi (et non avec soi-même, selon les distinctions précédemment établies). En effet, un homme en accord avec soi, c’est-à-dire avec son humanité, caractérisée par l’intelligence, choisit nécessairement ce qu’il y a de meilleur, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus beau, à savoir la vertu, qui est elle-même conforme à l’intelligence.

            En conclusion, l’intelligence se choisit elle-même en tant qu’elle se sait être ce qu’il y a de meilleur. Or, puisque le vilain choisit quelque chose d’inférieur dans l’ordre des biens humains, il choisit contre l’intelligence et donc contre soi.

            Ensuite, Aristote reprend ses réflexions sur l’homme vertueux, en opposant les fins de ce dernier à celles du grand nombre. Il continue sa typologie en généralisant l’opposition du vertueux et du grand nombre à celle de la qualité à la quantité, elle-même exprimant l’opposition des valeurs morales et matérielles. Aristote conclut en disant que la vertu est belle non seulement positivement, en tant qu’idéal éthique, mais négativement, par le sacrifice des biens matériels (jusqu’à sa propre vie, comme un passage précédent l’a déclaré) qu’elle implique, élevant la pratique de la vertu de la beauté de l’action à la beauté du caractère.

            En conclusion, qui cherche le beau en tout est beau lui-même. Cependant, l’auteur remarque qu’on ne peut pas agir vertueusement pour gagner des honneurs, car ce ne sont ni les conséquences positives, comme les honneurs, ni même la vertu en soi qui sont visées par l’homme vertueux, mais le principe qui les ordonne : l’intelligence, et le beau comme critère de ce qui lui est conforme. En définitive, l’homme vertueux ne cherche pas à être honoré, mais à être honorable.

            Dans sa conclusion générale, Aristote va bien mettre en évidence le paradoxe de son discours : l’homme vertueux est celui qui agit « comme » l’égoïste, mais seulement par analogie, en ce que les deux types (vertueux ou vilain) veulent « la plus belle part » des biens, mais l’un veut celle qui se dit par analogie à la plus belle part au sens propre, c’est-à-dire veut la plus grande part matérielle, au lieu de vouloir ce qui est véritablement la plus grande part (par analogie à la grandeur matérielle) pour un homme, à savoir la plus belle part au sens propre. La seconde phrase de conclusion revient sur les deux espèces d’amour de soi à l’origine de l’aporie du texte. Aristote a solutionné l’aporie, c’est-à-dire a rendu compossibles deux formes opposées de l’amour de soi, en distinguant l’amour de soi au sens propre de l’amour de soi au sens dérivé, qui est amour de soi-même ou amour-propre dans le lexique moderne. En conclusion générale, l’amour de soi est propre lorsqu’il est impropre (impersonnel), impropre lorsqu’il est propre (narcissique).

 

Annexe

Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 8.

            « 1 On s’interroge <sur la question de savoir> s’il faut s’aimer soi-même par-dessus tout ou bien <aimer> autrui. Sont blâmés, en effet, ceux qui s’aiment eux-mêmes plus que tout, et qu’on appelle péjorativement « égoïstes » ; il semble, en outre, que le vilain fait tout pour son propre plaisir et <que> plus il se donne de mal, plus sa tendance s’aggrave ; aussi lui reproche-t-on de n’agir pour rien d’autre que lui-même, à l’inverse de l’homme de bien, qui agit selon le beau, et meilleur il est, plus il veut agir ainsi, et <en priorité> pour son ami, négligeant <ce faisant> son bien propre. 2 Les faits cependant contredisent ces discours, <et> avec raison. Il paraît en effet qu’il faut surtout aimer son meilleur ami, or le meilleur ami de quelqu’un est celui qui veut le bien de cette personne avec le souci de cette personne particulière, et ce, quoique personne puisse n’en rien savoir : or ce sont là <des affections> qui commencent avec soi et pour soi, et c’est donc vrai pour le reste <des caractères> qui définissent l’ami : il a en effet été dit que toutes les attitudes amicales viennent de là et qu’elles s’étendent ensuite aux autres personnes. D’ailleurs, tous les proverbes s’accordent aussi <avec cette thèse>, comme « C’est une seule âme » et « Tout est commun entre amis » et « L’égalité fait l’amitié » ou encore « Le genou est plus proche que la jambe » : tous ces <cas-là>, en effet, peuvent s’appliquer en propre à l’individu : par conséquent, on peut se porter une grande affection, et donc aussi s’aimer soi-même. On se demande alors laquelle des deux argumentations il faut choisir de suivre, toutes deux étant également persuasives. 3 Sans doute faut-il diviser en parts égales ces discours, séparer ce que chacun <a en propre> et ce qu’ils disent en quelque manière de vrai. Si nous expliquons ce que l’on entend par amour de soi dans chaque cas, <tout> deviendra immédiatement plus clair. 4 D’un côté, il y a ceux qui continuent de dénigrer les « égoïstes », ceux-là mêmes qui <, selon eux,> s’attribuent une foule de richesses, d’honneurs et de plaisirs corporels. Ce sont en effet ces choses que le grand nombre désire ardemment et s’efforce d’atteindre comme ce qu’il y a de meilleur, et c’est pourquoi on se les dispute. Ainsi, ceux qui se complaisent à l’excès dans ces choses-là, se réjouissent de leurs désirs et de manière générale de leurs passions et de la partie irrationnelle de leur âme : tel est le grand nombre. De là la réprobation généralisée de l’amour de soi, venue de la laideur du grand nombre : c’est donc justice que ceux qui s’aiment eux-mêmes soient blâmés. 5 Que l’on appelle « égoïstes » la masse de gens qui ont coutume de s’attribuer ces choses-là, ce n’est pas un secret ; si quelqu’un, en effet, cherchait toujours à pratiquer la justice mieux que quiconque, la sagesse ou quelque autre chose relative aux vertus, et conservait toujours pour lui-même le beau en toute chose, personne ne pourrait l’appeler « égoïste » ni le blâmer. 6 Il semble pourtant que c’est une telle personne qui s’aime davantage : elle s’attribue en tout cas à elle-même les plus beaux et les meilleurs des biens, et s’en remet à ce qui est suprêmement souverain en elle et lui obéit en tout. Or, de même que dans une cité il semble que la partie la plus forte soit la plus souveraine ainsi que pour tout ensemble, ainsi <en est-il> aussi <pour> l’homme : donc il s’aime aussi celui qui s’attache à cette partie souveraine et s’abandonne à elle. D’ailleurs, on dit aussi qu’on est maître ou non de soi par le pouvoir qu’exerce ou non l’intelligence, comme si elle constituait l’individu : et il semble que nos actions propres soient celles-là mêmes qui s’accompagnent le plus de raison. Voilà précisément ce qu’est chacun, ou principalement, c’est clair, et à quoi l’homme de bien doit surtout s’attacher. Pour cette raison, l’amour de soi doit être <une composante> essentielle <de son caractère>, d’une espèce différente <cela dit> de celle réprouvée, et différant <d’elle> par la distance séparant la vie conforme à la raison de la passion, et le désir du beau <du désir> de ce qui paraît utile. 7 Tout le monde accueille et loue en particulier ceux qui cherchent à se distinguer par la pratique des belles choses : <supposant que> tout le monde rivalise dans la recherche du beau et s’efforce de pratiquer les plus belles choses, la Cité tout entière serait <satisfaite dans> ses besoins et à chaque individu <reviendrait> la plus grande part des biens, puisque la vertu en est <un des plus grands>. Ainsi, l’homme de bien doit s’aimer (en effet, il tirera lui-même profit de la pratique des belles choses et assistera les autres), mais le vilain ne le doit pas. Car alors il nuirait à soi-même et aux autres, en suivant ses mauvaises passions. 8 Il y a pour le vilain discordance profonde entre ce qu’il doit faire et ce qu’il fait. L’homme de bien, lui, fait uniquement ce qu’il faut faire : toute intelligence, en effet, choisit le meilleur pour elle-même, et l’homme de bien obéit à l’intelligence. 9 Par ailleurs, il est vrai de déclarer au sujet de l’homme de bien qu’il agit souvent en vue de ses amis et de sa patrie, dût-il donner sa vie : car il est prêt <à sacrifier> richesses, honneurs et tous les biens que l’on se dispute <couramment>, gardant pour lui-même le beau. Il préférera en effet un puissant sentiment ponctuel à une pluralité <de sentiments dilués> dans une journée, une belle année de vie à plusieurs hasardeuses et une unique belle action à de nombreuses médiocres. Or, ceux qui donnent leur vie sont <justement> confrontés à ce genre de choix. Ils choisissent donc la grandeur et la beauté pour eux-mêmes. Et ils peuvent bien abandonner leurs richesses si elles comblent celles de leurs amis : ainsi en effet se passent les choses, pour l’ami les richesses et pour soi le beau : donc on s’attribue à soi-même le plus grand bien. 10 Et s’il s’agit des honneurs et du pouvoir, les choses se passent de la même façon. Tout cela, en effet, peut être sacrifié pour son ami : car cela est beau pour soi et louable. Il est donc naturel que l’on passe pour vertueux, préférant le beau à tout le reste. D’ailleurs, on peut aussi laisser agir son ami, et cela peut être plus beau même d’être la cause de l’action de son ami. 11 Au final, l’homme vertueux dans toutes les belles actions semble s’approprier la plus belle part. Ainsi, il faut s’aimer soi-même, comme on l’a dit, mais pas à la façon du plus grand nombre. »

(traduction de Cyril Kaufman)