ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, V, chap. 8-10.

            Le texte que nous allons commenter est extrait du livre sur la justice de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. L’auteur y ébauche une théorie du droit, si par droit on entend l’ensemble des lois qui (codifient et) régissent la pluralité des rapports internes à une communauté politique selon les principes constitutionnels posés par celle-ci. Les principes constitutionnels de la cité étant, comme nous le verrons, solidaires de ses principes constitutifs, Aristote cherchera à mettre en lumière le rapport existant entre les fondements naturels de la cité et l’institution du droit. Quels sont les fondements théoriques et naturels du droit ? L’auteur développera d’abord la justice entre particuliers, que nous rapporterons au droit privé, puis la justice politique en général, qui intéresse la philosophie du droit, et la justice répressive, que nous rapporterons au droit pénal, enfin il proposera une étude critique du légalisme, que nous rapporterons au droit constitutionnel.

 

            Dans un premier temps, Aristote examine la justice entre particuliers, c’est-à-dire le droit privé, à partir de la justice répressive ou droit pénal, d’une part, et des échanges commerciaux ou droit commercial, d’autre part.

            L’auteur commence par rappeler la traditionnelle idée de la justice privée, autrement connue sous la loi du talion, qui comprend la justice comme une répartie égale au dommage subi. La mesure ou le critère de la justice en ce cas-là est l’égalité stricte (qui sera opposée par la suite à l’égalité ou justice proportionnelle). Or, cette conception de l’égalité est trop simple pour embrasser la complexité des rapports que comprend le domaine politique et leurs différences qualitatives. Aristote donne implicitement à comprendre que c’est de l’abandon de la justice privée que naît le droit privé, c’est-à-dire la justice qui concerne les particuliers mais est prise en charge par la loi. Ainsi, le droit privé commence à être proprement juridique et donc politiquement légitime, lorsque la justice cesse d’être privée et devient officiellement publique et du ressort de l’État. La justice privée est précisément ce qu’il est nécessaire de dépasser pour fonder le droit. Droit privé ne veut donc pas dire justice privée mais justice des particuliers. Aristote critique donc cette forme rudimentaire de justice, montre qu’elle ne s’applique ni à la justice distributive, c’est-à-dire à la fois au droit civil et au droit privé, ni à la justice répressive, c’est-à-dire au droit pénal, et qu’elle est par conséquent pratiquement incompatible avec toute forme de droit. La justice privée n’a donc pas droit de cité dans une cité de droit. Pour autant, l’auteur montre la persistance de ce modèle de justice dans les sociétés humaines et la résistance humaine à la fondation d’un droit légitime.

            La critique aristotélicienne de la justice privée va s’appuyer sur un exemple où l’inégalité (civile en l’occurrence) de deux partis en différend rend inapplicable une loi telle que la loi du talion fondée sur l’égalité parfaite. De cette manière, Aristote introduit l’idée, qui sera définie en termes propres par la suite, de justice proportionnelle. L’exemple donné du magistrat est d’autant plus intéressant qu’il trouve une représentation contemporaine dans le droit civil français, qui a conservé un statut privilégié pour les magistrats, plus largement pour les représentants de la loi. De plus, l’exemple touche à quelque chose de décisif dans l’histoire du droit : la relation d’une infraction avec la Justice (à la fois comme valeur constitutionnelle et institution) considérée comme fondement social. Ainsi, une infraction qui attente directement ou indirectement à un principe constitutionnel ou à l’un de ses représentants, sera mesurée à la hauteur de son caractère anticonstitutionnel et subversif. Par exemple, l’offense d’un magistrat, qu’Aristote nommera le « gardien de la justice », est une offense indirecte à l’État, représenté par la justice, et est donc d’autant plus condamnable. On voit de cette manière comment le droit pénal peut être fondé sur le droit public. Alors que la justice privée ne tient compte que des particuliers, le droit pénal, ici proposé par l’auteur sous forme de justice proportionnelle, pose l’État comme tiers terme et mesure de la gravité d’une offense. Par conséquent, le droit pénal n’est pas une justice rendue de l’extérieur entre deux particuliers qui autrement se seraient rendus justice eux-mêmes, mais une justice pensée en rapport au bien de la cité tout entière. L’État ou la cité est donc le dénominateur commun à tout litige imputé à l’un de ses citoyens ou concitoyens (citoyens dénués de magistratures). Par là, Aristote entend montrer que le droit (justice politique) ne consiste pas seulement au règlement et à la régulation des rapports particuliers et entre particuliers, mais à la mise en adéquation de la loi à la constitution. Le droit est ainsi mis au fondement de l’unité politique, même si cette unité est conçue et administrée à partir d’une pluralité irréductible.  

            Enfin, Aristote soumet une considération psychologique qui, certes, fait rappel au troisième livre de l’Éthique à Nicomaque consacré à l’action humaine et à la responsabilité de l’agent, mais est ici employée, nous semble-t-il, à titre programmatique, comme proposition tacite de réformation complète de la justice répressive, qui ne doit pas seulement être mesurée au dommage subi (devant lui-même être rapporté à l’État), mais encore à la manière et aux circonstances dans lesquelles ce mal a été commis. Cette considération répond donc directement à la thèse de la justice privée et finit d’en démontrer l’inadéquation à la justice politique, puisque la psychologie introduit des degrés dans la responsabilité et donc des degrés dans le type de peine prononcé, inconciliables avec une conception vindicative de la justice. L’auteur précise ensuite que sa remarque psychologique ne s’applique qu’à un champ particulier du droit (en l’occurrence, le droit pénal ou « justice répressive » chez Aristote), n’est pas un principe du droit général et n’intervient pas, de ce fait, dans les rapports économiques et sociaux, lesquels reposent essentiellement sur des rapports numériques.

            Aristote expliquera pourquoi la quantité doit prévaloir sur la qualité, ce qui ne va pas de soi dans les échanges où chaque chose est supposée être évaluée à sa valeur réelle (précisément, l’évaluation n’est pas l’échange, d’où la nécessité d’une simplification de la valeur réelle à une valeur d’échange). Cette prépondérance politique de la quantité s’explique d’abord selon Aristote par le bon sens : si la cité est un équilibre de parties en vue de la conservation du tout qui en résulte, les rapports entre ces parties (nécessaires et constitutifs de la communauté politique) doivent être égaux pour que subsistent ces parties et avec elles, la cité. Cette égalité numérique est néanmoins présentée par l’auteur en termes qualitatifs, on rend le mal pour le mal et le bien pour le bien. Cela veut dire que, pour Aristote, la quantité est la mesure de la qualité politique des échanges. Ainsi, la conservation mathématique (quoique proportionnelle et non strictement numérique, parce que deux objets échangés étant un par soi ne doivent pas pour autant être échangés l’un pour l’autre en fonction de ce seul rapport mais d’une proportion plus spécifique évaluant leur valeur propre puis réciproque) d’un rapport assure sa légitimité juridique, c’est-à-dire sa légalité, et la conservation sociale de ce type de rapport. Cette politique de l’échange, au fondement de toute vie politique, est quelque chose qui s’apprend et, par conséquent, dont l’enseignement ressortit à la politique elle-même. L’éducation civique est donc une éducation non pas à la « civilité », mais à l’économie, sur laquelle repose tout l’édifice politique.[1]

            Dans un deuxième temps, l’auteur en vient à définir la justice, non plus politiquement comme égalité proportionnelle, mais généralement comme vertu. Cette définition de la justice comme milieu s’oppose directement à la définition platonicienne de la justice comme harmonie (qui implique l’individu et la morale), faisant ainsi de la justice une notion éminemment politique, concernant désormais uniquement les rapports entre les particuliers ou entre les particuliers et la cité. La justice est donc pour Aristote une vertu purement et proprement politique. La dernière partie de la définition d’Aristote montre que la justice peut également s’appliquer entre individus autres que l’individu impliqué personnellement dans un rapport, et par conséquent, que la justice politique est à la fois la vertu du citoyen (au sens courant du terme) et du magistrat (ou du citoyen au sens éminent du terme), chargé de régler (fonction législative) et de réguler (fonctions judiciaire et exécutive) le rapport des individus dans la cité.

            Concernant l’injustice, Aristote en fait une faute pratique et non morale commise par l’individu aux dépens de la communauté politique ou de ses membres faisant ainsi de l’injustice, en pendant à la justice, une notion fondamentalement politique, puisque même lorsqu’elle concerne l’individu, elle concerne indirectement la communauté politique par ses répercussions, tout excédant individuel se traduisant par un déficit global. L’auteur répond ensuite ironiquement à Platon en affirmant avec lui que commettre l’injustice est pire que la subir, mais en réduisant cette idée à une faute de calcul et en accusant celui qui la commet non pas d’immoralité ou de méchanceté, mais d’intempérance et d’imprudence. En résumé, commettre l’injustice n’est pas un péché (faute morale), mais une erreur (faute pratique).

            Aristote développe ensuite les principes du droit pénal (« justice répressive »), qu’une question précédente avait annoncés. Il se demande, dans la continuité de ses réflexions sur la justice, si la Justice (comme organe politique) peut condamner moralement les individus qu’elle juge ou, en d’autres termes, si la Justice doit juger en fonction du bien et du mal ou simplement du légal et de l’illégal et si, en un mot, la légalité doit être confondue avec la moralité, la justice politique avec la justice en soi et le droit avec le devoir. Pour Aristote, il est clair, dans le cadre de sa définition politique de la justice, que la justice perd toute valeur et toute application morales. La justice politique jugeant de rapports et non d’individus n’a pas à se prononcer sur les individus eux-mêmes. Aristote élabore ainsi un principe fondamental du droit pénal et plus généralement de toute justice sociale : la séparation stricte des domaines moral et légal. Néanmoins, cette distinction de droit n’empêche pas une investigation morale de l’individu, lorsque celle-ci peut éclairer l’état ou le caractère psychologique de ce dernier, et par là, son degré de responsabilité. En conclusion, condamner juridiquement n’est pas condamner moralement, sauf par coïncidence (dans le cas où la condamnation morale de l’individu détermine en partie sa condamnation juridique).

 

            Dans un dernier temps, l’auteur va aborder les principes du droit, qui concernent essentiellement le droit constitutionnel. Il en viendra à interroger les théories légalistes du droit. La justice politique en général s’applique à des êtres libres et égaux. En cela, l’idée de la justice comme égalité n’est pas un principe économique (dans tous les sens du terme) n’ayant de valeur que pratique, mais est fondée sur une réalité naturelle et première dans la constitution de la vie politique : la liberté et l’égalité naturelles des hommes (bien qu’Aristote ne considère pas que cette dernière s’applique à tous les hommes indistinctement). Cette réalité prise comme principe détermine les conditions de la politique entendue dans son sens propre, c’est-à-dire comme communauté régie par la justice en vue de la réalisation d’hommes libres et égaux. Ainsi, l’égalité comme principe politique est fondée sur un principe ontologique. Il n’en reste pas moins que, si l’égalité est naturelle, la justice, qui la représente et doit la convertir en droit, ne l’est pas et doit être instituée. La justice est donc l’idée institutionnelle et constitutionnelle de l’égalité naturelle des hommes (ou de certains hommes) au fondement de la politique. Le droit (ou la loi) n’est pas en cela parfaitement arbitraire, puisqu’il se constitue à partir d’une réalité naturelle, qui par définition le précède. En revanche, on ne peut parler de justice que lorsque le droit est institué et cette justice est alors elle-même limitée par sa nature au domaine politique et au contexte de son application et ne représente donc pas une justice absolue. Ainsi, ce n’est pas parce que la politique repose sur un principe naturel qu’elle-même est quelque chose d’absolu. Au contraire, toute constitution (au sens politique) étant un essai d’organisation politique à partir d’un principe naturel général est artificielle et n’en est pas un développement nécessaire. Par conséquent, ce qui se rencontre de juste et d’injuste dans l’enceinte politique est uniquement le fait d’un décret humain et n’a, dès lors, pas de valeur absolue ou de fondement naturel suffisant.

            Au lieu de s’en tenir à cette disjonction entre justice humaine et justice réelle, Aristote poursuit en expliquant que l’artificialité de la politique, bien loin de légitimer toute forme de droit et en conséquence toute espèce de politique, nécessite une rigueur et une implication intellectuelles et morales d’autant plus grandes, afin de rationaliser au maximum le droit et réduire la part d’intérêt privé et d’injustice réelle qui peut être délibérément ou malencontreusement intégrée à la politique, en tant que le droit est simplement du ressort de l’homme et laissé à sa seule liberté. C’est parce que la politique est une réalité purement humaine, qu’elle doit être abordée de la manière la moins personnelle possible, et donc de la manière la plus rationnelle possible. La raison est donc l’organe politique par excellence, comme cela sera développé dans Les Politiques d’Aristote, puisque c’est elle qui juge du juste et indirectement du bien commun (le fondement du bien commun étant la justice). Si l’égalité, en tant que fondement de la justice, est le principe de l’ordre politique, la raison en est la gardienne. Mais qui gardera la raison ? Seul un homme vertueux le pourra et pourra se suffire de l’honneur dû à l’exercice de la raison. Cette fonction politique de la vertu expliquerait pourquoi dans l’Éthique à Nicomaque les livres sur la vertu se situent avant le livre sur la justice, l’ordre politique ne pouvant être maintenu sans la vertu, qui est comme la gardienne des gardiens de la cité. Ainsi, la vertu garantit la raison, qui garantit l’égalité, qui garantit la justice, qui garantit le bien public.

            L’auteur conclut le chapitre en soulignant l’appartenance rigoureusement politique de la justice. Pour cela, il distingue la justice de l’autorité du maître et du père, proposant ainsi une distinction ontologique. La justice pour Aristote ne peut en effet exister qu’entre êtres libres et égaux. Or, les deux types d’autorité cités s’exercent sur des êtres inégaux et non libres, puisque le maître exerce son autorité sur des esclaves, êtres non libres par définition, le père sur ses enfants, également non libres du fait de leur dépendance, de leur immaturité et de leur absence de droit. De plus, la justice étant un rapport entre une pluralité de personnes, l’auteur donne pour argument qu’il ne peut y avoir de justice pour un individu unique à l’égard de lui-même ou de ce qui lui appartient et fait donc en un sens partie de lui. Contre Platon, Aristote renchérit donc sur l’idée que l’on ne peut pas être injuste envers soi-même, la justice étant selon lui une notion exclusivement interpersonnelle. Probablement qu’Aristote aurait admis qu’il y a un certain nombre de devoirs ou de responsabilités au regard des gens de sa maison, mais il ne peut pas y avoir à proprement parler d’injustice dès lors que les individus en jeu sont au départ inégaux. D’autre part, le fait que le domaine privé ne soit pas du ressort de la loi en exclut ipso facto la justice qui, comme on l’a vu, acquiert son existence et sa légitimité par la loi seule, à l’exception de la relation des adultes à l’intérieur de ce domaine, qui se rapproche analogiquement de la relation des citoyens.

            L’auteur va au chapitre suivant réfléchir sur la nature du droit, répondant à la problématique initiale : dans quelle mesure le droit est-il fondé en nature ? Avançons d’emblée qu’il n’y a pas de droit naturel chez Aristote. Tout au contraire, Aristote est le théoricien du droit constitutionnel, c’est-à-dire du droit comme institution humaine et historique. Pour autant, Aristote, en philosophe naturaliste, n’abandonnera pas le droit au positivisme ou au légalisme, et va chercher à défendre les fondements naturels du droit, tout en sauvegardant sa nature institutionnelle. Suivant les réflexions de l’auteur, on pourra distinguer les conventions et coutumes des notions légales communes : les premières sont particulières aux peuples, les autres relèvent de la nature de la justice telle qu’elle est généralement conçue rationnellement par tous les hommes. Ainsi, les principes du droit et de la justice politique : égalité, utilité commune, etc., ne sont pas proprement conventionnels ou coutumiers, mais naturels, car inhérents à toute société civile et intelligibles à tous les hommes. Des notions légales naissent des dispositions légales, qui font tendre toute communauté politique à embrasser les mêmes principes constitutionnels.

 

            En conclusion, le droit en général et constitutionnel en particulier est fondé par l’homme selon des dispositions légales nées de notions communes sur la justice issues de la rationalité humaine. De plus, c’est le droit constitutionnel qui détermine l’orientation générale du droit particulier (ensemble des branches appliquées du droit), car la loi doit représenter la constitution, et la politique, consistant essentiellement chez Aristote dans la législation, doit gouverner les lois.


[1] L’insistance d’Aristote dans ce chapitre sur le fondement économique du politique contredirait des lectures de l’Ethique qui voudrait faire de l’amitié ce fondement.