Phénoménologie de l’art

            L’art a tendance, par ses effets pathétiques originaux, à être l’objet d’une mystification et d’une idéalisation, qui tentent de traduire théoriquement et conceptuellement le vécu esthétique du sujet. Cette tendance a pour conséquence une intellectualisation de l’art et de l’expérience esthétique, qui présente le désavantage d’occulter les interactions corporelles réelles qui forment l’essence physique de l’expérience esthétique, et sans lesquelles l’idéalisation intellectuelle de l’art n’aurait pas de matière à partir de laquelle se développer. Nous proposons donc dans cette étude d’investir les arts du point de vue sensible, en tentant de réduire ceux-ci à une expérience sensible, et plus particulièrement, à une interaction entre un corps vivant et une matière extérieure. L’intellectualisation de l’art fait de l’expérience esthétique, qui signifie originellement expérience sensible, une expérience intellectuelle, autrement dit transforme l’expérience esthétique en son contraire. Si l’on veut comprendre l’expérience esthétique d’un point de vue sensible, il faut non seulement considérer l’œuvre d’art comme une matière et non plus comme une forme issue d’une maturation et d’un acte intellectuels, mais encore renoncer à aborder intellectuellement l’œuvre d’art, et, dorénavant, se placer du point de vue du corps. Nous devons nous ouvrir à une réceptivité strictement corporelle de l’expression artistique.

            Mais puisque c’est un corps vivant, le corps humain, qui est le réceptacle et la destination de l’expression artistique, c’est en corps vivant, et non en corps matériel, mécanique, qu’il nous incombe de réfléchir l’expérience esthétique. Il pourrait apparaître contradictoire de « réfléchir » avec son corps, la réflexion étant un acte associé à l’esprit. Nous préciserons donc en disant que nous réfléchirons à partir de notre expérience corporelle. Le corps vit des expériences, l’esprit les réfléchit. L’originalité de cette approche de l’art est, d’une part, de faire une étude de l’expérience esthétique et non plus de l’essence abstraite de l’art, et d’autre part, de faire de cette expérience une étude a posteriori, qui n’envisage pas idéalement l’expérience esthétique, ce qu’elle devrait être, mais qui l’envisage phénoménologiquement, ce qu’elle est. Nous limiterons cette étude aux arts que nous appelons premiers, et qui comprennent dans l’ordre : la danse, la sculpture, l’architecture et la musique. Par arts premiers, nous entendons les arts qui dépendent uniquement de principes sensibles pour être créés et appréciés. Nous les qualifions de premiers, parce que nous leur accordons, du fait de leur origine, plus de simplicité que les arts seconds que sont la peinture et la poésie, qui dépendent de facultés de l’esprit pour être élaborés et appréciés. Pour cette même raison, nous exclurons ces derniers de cette étude consacrée uniquement aux arts réductibles à une expérience sensible. Nous étudierons les arts premiers dans l’ordre donné, qui correspond à leur ordre vraisemblable de création, comme il sera montré.

 

            Selon Aristote, la danse est l’art du rythme[1]. On peut alors se poser deux questions : d’une part, qu’est-ce qui dans notre constitution corporelle, c’est-à-dire dans notre constitution vivante, nous rend si sensible au rythme ? D’autre part, si l’homme est sensible au rythme produit par l’artiste, il doit également être sensible au rythme originel, naturel, que la danse imite, et à tout le moins, en avoir une expérience préalable sans laquelle il ne pourrait comprendre l’expression propre de la danse. Sur quoi donc repose par nature ce rythme ? En réalité, ces deux questions trouvent une solution unique, si l’on considère que la source de l’art n’est pas une expérience externe mais interne au corps humain. Dans cette hypothèse, la source de l’art étant l’homme, plus précisément le corps humain en acte et tel qu’il est éprouvé par le sujet, il est très facile de comprendre pourquoi l’homme est non seulement si réceptif à l’objet d’imitation ou de représentation de chaque art, mais encore a ressenti le besoin d’extérioriser, d’exprimer cet objet, créant à cet effet un art. Toujours dans cette hypothèse, l’art serait né d’un besoin soit d’extériorisation soit d’objectivation, non pas de passions humaines, comme on le pense couramment, mais de modes d’être de l’homme dans sa corporéité, dans son existence vitale. Cela rendrait compte à la fois de la nécessité anthropologique des arts, des fondements ontologiques et non plus émotionnels des arts, enfin de la sensibilité aiguë de l’homme à l’art. En effet, l’art aurait, dans cette hypothèse, une source interne à l’homme, serait né de la nature humaine elle-même, comprise comme nature physique vivante. Nous amenderions ainsi la définition classique de l’art comme « imitation de la nature » en « imitation de la nature humaine ». Il ne nous reste plus qu’à trouver pour chaque art son origine corporelle, vitale et à en éprouver la vraisemblance.

            Dans le cas de la danse, la danse étant art du rythme, son origine corporelle serait vraisemblablement la pulsation cardiaque, c’est-à-dire le rythme vital primaire, qui sert à l’homme de modèle naturel et de mesure intuitive du rythme. Etant à la fois le moteur et le filtre de nos actions, principe d’alimentation et de récupération, le cœur battant est comme l’image et la mesure internes des mouvements et actions externes. Le rythme cardiaque a également partie liée aux passions humaines, et donc aux humeurs, ce qui expliquerait, soit dit entre parenthèses, pourquoi Aristote a fait de la danse une imitation des humeurs[2]. La pulsation cardiaque couvre donc les deux modes d’être fondamentaux de l’homme : l’action et la passion, et de surcroît, représente la vie elle-même, la pulsion cardiaque étant le moteur de la vie organique. On comprend alors aussi pourquoi la danse est le premier des arts : elle correspond à la représentation des modes fondamentaux de la vie humaine et du fondement matériel de la vie même. Si l’on applique cela à la variété des représentations rythmiques de la danse, on peut donner pour chaque rythme une humeur correspondante. Le rythme lent exprimera l’indécision, le rythme rapide l’impulsivité, entendant bien que cette schématisation ne trouve qu’un rapport d’analogie avec l’expérience esthétique que nous éprouvons dans la danse, car celle-ci est immédiate et ne répond à aucune catégorie prédéterminée. L’origine cardiaque, et donc éminemment vitale de la danse, explique également pourquoi celle-ci est utilisée depuis toujours pour célébrer la vie. Pour conclure, la danse serait l’imitation du rythme, qui aurait pour origine naturelle et empirique la pulsation cardiaque, et par ce biais représenterait la sensation de vivre, sensation pulsionnelle et rythmique. Les humeurs que la danse est censée imiter correspondraient à des variations de cette sensation primitive.

 

            Nous passons à la sculpture, deuxième art premier. La sculpture repose sur le toucher, qui est, selon Aristote, le premier des sens[3]. Nous classons la sculpture après la danse, parce que les sensations ne précèdent pas l’acte de vivre, mais en suivent. Le plaisir esthétique de la sculpture correspond à notre manière de percevoir tactilement les choses, en voulant éprouver par contact la densité, la forme et la puissance de la matière. L’homme est, par nature, étonné de la puissance de l’étendue naturelle, de l’infinité de figures qu’elle peut prendre (étonnement au principe de la géométrie), et en même temps, de la puissance de la matière vivante et de sa puissance formatrice, elle aussi visiblement infinie. La sculpture fait donc appel à une « vision tactile », qui est la plus naturelle et la plus primitive chez l’homme. L’homme n’a pas besoin de toucher une sculpture pour l’apprécier, d’une part parce que son regard est déjà tactile, cherche à définir intuitivement l’étendue de l’objet, d’autre part parce qu’il saisit formellement l’objet sculpté en le rapportant à des formes naturelles. Dans la sculpture, l’homme s’étonne donc de la créativité de la matière brute (alors qu’elle est proprement créativité de l’artiste), analogiquement à son étonnement primitif face à la créativité de la matière organique. En tant qu’imitation des formes naturelles, la sculpture est davantage philosophique que mathématique, les mathématiques traitant des formes pures. C’est la matière travaillée comme pseudo-forme naturelle, qui est source du plaisir esthétique propre à la sculpture. La sculpture provient donc de l’expérience tactile que nous avons de notre propre corps et des corps environnants, en particulier des corps qui nous sont assimilés : les corps vivants. La danse a été issue de l’expérience interne fondamentale du vivant, la sensation de vie induite par la pulsion cardiaque, la sculpture est, elle, issue de l’expérience interactive fondamentale du vivant avec son environnement : le toucher.

 

            Nous passons à l’architecture, troisième des arts premiers. L’architecture représente pour l’homme en tant qu’être sensible, l’expérience primitive de l’altérité extérieure (les humeurs représentées par la danse pouvant être considérées comme une expérience de l’altérité intérieure) : la perception de la grandeur. Le plaisir esthétique de l’architecture, contrairement à ce que l’on pense, n’est pas fondé sur la beauté géométrique, mais sur la grandeur, et en particulier sur la grandeur relative. On n’apprécierait pas une œuvre d’architecture réduite à l’échelle humaine ou étendue à des proportions incommensurables. Le plaisir provient donc de la taille relative de l’œuvre par rapport à l’homme qui la contemple, et non de son unité et de sa perfection géométriques. Il faut, à ce titre, distinguer l’espace géométrique dans lequel est conçu l’œuvre architecturale de l’espace réel dans lequel on perçoit cette œuvre. Cet espace réel n’est justement pas un espace, parce qu’il est discontinu, qu’il implique des tensions, des oppositions irréductibles, qui n’ont pas lieu dans la géométrie capable de superposer et de confondre des formes potentiellement infinies. Dans l’architecture, l’homme sent sa relativité physique face à une chose qui le dépasse largement. Comme ce sentiment est immédiat, cela démontre la conscience naturelle et immédiate que l’homme a de son corps relativement aux objets qui l’entourent.

            Il n’y a qu’un principe sensible au principe du plaisir esthétique architectural : la perception des grandeurs. La perception n’est pas la conception. En regardant une œuvre architecturale, l’homme ne mesure pas, ne conçoit pas cette œuvre, il en a une intuition, qui repose uniquement sur sa perception naturelle des grandeurs. Son plaisir provient d’un étonnement face à une grandeur inhabituelle. On nous demandera : pourquoi n’avons-nous pas le même plaisir face à des bâtiments courants ? D’une part, on remarquera que les œuvres architecturales sont souvent les plus grandes au sein d’une cité, par exemple, l’église est souvent le bâtiment le plus haut du village ; les palais, les châteaux, n’ont pas des proportions communes aux bâtiments courants trouvés dans les environs de la cité. Mais il est une autre proportion, saisie elle aussi intuitivement, que la proportion réelle : la proportion d’usage. Un gratte-ciel par exemple ne donne aucun plaisir esthétique, parce que, en dépit même de sa grandeur, il est visiblement construit avec une économie maximale. Tous les bâtiments (qu’on peut opposer aux édifices comme œuvres proprement architecturales) de grande dimension ont un défaut majeur : ils sont construits à taille humaine et donc géométriquement selon une échelle prédéterminée. Par conséquent, lorsqu’on voit un gratte-ciel, en réalité on ne voit qu’un logement à taille humaine qui a été multiplié un nombre déterminé de fois, jusqu’à ce que du nombre de pièces assemblées résulte un grand bâtiment. Mais le bâtiment est grand « par accident » : la grandeur n’est pas son essence. On pourrait lui soustraire autant d’étages et de pièces que l’on souhaite sans que cela ne change rien à son essence, au même titre que l’on peut diviser indéfiniment une surface géométrique. Les bâtiments ne sont pas grands, ils sont hauts ou larges, ils ne sont pas des grandeurs naturelles, mais des grandeurs géométriques, ou encore des grandeurs proportionnées et non absolues. L’architecture doit donc présenter une grandeur naturelle (c’est-à-dire absolue et non proportionnelle) hors du commun aussi bien du point de vue de la proportion réelle que de la proportion d’usage.

 

            Nous terminons cet essai avec la musique. La musique est un art premier complexe, car elle nécessite pour être créée et appréciée plusieurs principes sensibles au lieu d’un seul pour les autres. La musique opère la synthèse de deux mouvements vitaux distincts : le premier, la pulsation cardiaque, est commun à la danse, le second, la respiration, est spécifique à la musique. La musique est l’art de la mélodie, selon certains, l’art de l’harmonie, selon d’autres. Pour nous, l’important est de remarquer qu’elle est un art synchronique, littéralement un art qui opère une synthèse de plusieurs temps. Un temps est une manière de nombrer le temps : une ronde, par exemple, vaut quatre temps. Une ronde est donc un temps complexe qui compte quatre temps simples. Un temps peut aussi désigner un ensemble : un temps fort, par exemple, est un ensemble qui comporte des temps rythmés. Il y a, selon nous, deux temps majeurs : le temps rythmique, et le temps cyclique. Ces deux temps, rythme et cycle, correspondent organiquement au rythme cardiaque et au cycle respiratoire, qui en sont le modèle naturel. Ces deux temps d’origine vitale rendent possible la composition musicale. La composition musicale est l’union positive (l’assemblage est une unité accidentelle) du rythme et du cycle, qui ont, comme on l’a dit, leur origine et leur mesure naturelles dans la pulsation cardiaque et la respiration. Le rythme et le cycle permettent la production des différents thèmes musicaux, respectivement : la force et la douceur, la rigidité et la souplesse, la vitesse et la lenteur. Le rythme est conceptuellement récursif et analytique, le cycle est discursif et dialectique. Techniquement, le rythme donnerait la noire et les croches, le cycle la ronde, la blanche et le soupir. Une pulsation cardiaque vaudrait une noire, une inspiration une blanche, une respiration complète une ronde. Les hauteurs et les timbres sont donnés à l’homme par l’ouïe. Nous avons vu les moyens de l’imitation, voyons les fins.

            La musique, en empruntant à la danse son élément d’expression, le rythme, est empreinte du même coup de son objet : les humeurs. La musique est, malgré elle, imitation des humeurs. Mais elle n’est pas que cela, car elle comporte, en tant qu’art complexe plusieurs éléments d’expression. Son second élément est la respiration. La respiration introduit dans la musique un élément spirituel. En effet, la vie spirituelle de l’homme peut se décliner en trois grands courants : aspiration, inspiration, expiration, qui correspondent respectivement au désir, à la joie et au désespoir. En effet, soit nous désirons d’être heureux, soit nous le sommes, soit nous désespérons de l’être. La respiration est l’image naturelle de la vie de l’esprit. La musique est donc imitation conjointe des humeurs et de la vie spirituelle. 

 

            En conclusion, il a été montré le rôle constitutif et réceptif du corps humain dans les arts. Le corps humain est à la fois le principe des arts, leur cause naturelle, et ce qui fonde la sensibilité artistique humaine. Phénoménologiquement, l’objet d’art n’est pas un objet étranger, dont l’homme serait le spectateur désintéressé et le juge, mais un objet anthropologique, par lequel l’homme objective les modes de son existence et dont il est par conséquent le sujet. La représentation artistique donne donc lieu à une réflexion, non pas au sens psychologique kantien, mais au sens physique, en tant que l’œuvre d’art réfléchit la nature humaine.[4]     



[1] Poétique, 1447 a 26.

[2] Poétique, 1447 a 27.

[3] De l’Âme, 435 b.

[4] La peinture n’est pas examinée dans ce travail, parce qu’elle marque, selon nous, le passage aux arts complexes, les arts dont c’est l’esprit et non plus le corps qui servira de médiation au sentiment esthétique. La peinture introduit l’imagination dans le domaine des arts, la poésie l’intellect.