Le « jargon poétique » dans les Pensées de Pascal

            La beauté artistique, hors de son expression propre et originale dans l’œuvre d’art, ne dégénère-t-elle pas nécessairement en « jargon poétique » ? L’esthétique ou ensemble des discours sur l’art n’est-elle pas fatalement une sophistique ? Sur cette expression "bizarre", selon le mot de Pascal, qu'est l'expression artistique, sur ce "jargon génial", nous avons, en effet, apposé notre propre jargon, que nous appelons "esthétique", "critique d'art", etc., jargonnant sur ce premier jargon et répondant au mystère de l'objet par l’obscurité de nos discours. Que fait Pascal en soulignant l'indicibilité et l'incompréhensibilité de la beauté artistique ? Est-ce de nouveau une "raison des effets", quelque chose qui subsiste par la force de ses effets plutôt que par sa substantialité ? Autrement dit, la beauté artistique n'est-elle, jusqu'en son appellation, que vanité ? Ou bien Pascal ne cherche-t-il pas implicitement à fonder la notion de goût pour évincer du domaine esthétique ceux qui ne font qu'en parler sans savoir en juger ? Un premier temps cherchera à déterminer la nature problématique du beau (ou beauté artistique) selon Pascal. Un deuxième temps exposera la critique pascalienne de la règle en art. Enfin, sera conceptualisée la nature positive du beau élaborée par Pascal.

 

            La beauté artistique est un objet sans concept[1] ou bien un sentiment (l’agrément) sans objet (certes, c’est de l’art poétique et d’une certaine œuvre d’art que naît le sentiment esthétique (ou agrément), mais de quoi exactement et de quelle manière, c’est ce qu’on ne parvient pas à déterminer) [2]. Si on connaît la fin de l’art : l’agrément, on n’en connaît pas le principe, la manière dont cette fin est réalisée. De plus, on ne connaît de ce principe que ses effets et ne le connaissons que par ces derniers, la raison même de ce principe restant impénétrable. De là, il faut conclure que la beauté est indicible, ou plus exactement qu’on ne peut que la reconnaître sans la définir, la produire sans l’expliquer, enfin, qu’on peut être bon artiste ou bon spectateur mais pas bon commentateur, bon esthète mais pas bon esthéticien, bon critique et non bon philosophe.

Que la beauté soit indicible, c’est compréhensible si elle s’exprime uniquement plastiquement (du point de vue de l’objet) et émotionnellement (du point de vue du sujet), mais qu’elle soit invisible, c’est là ce qui est incompréhensible sachant que la beauté revêt essentiellement une forme visible, que ce soit dans les arts figuratifs ou dans la beauté que l’on attribue aux corps naturels. Et pourtant, c’est ce que soutient Pascal, qui définit la beauté comme un « je ne sais quoi », une réalité qui, bien qu’attachée à des objets visibles, n’est pas elle-même visible, discernable ou identifiable en elle-même (le nez de Cléopâtre serait le mythe et le fantasme d’une beauté incarnée et réifiée). La beauté des corps sert de modèle à Pascal pour penser la beauté artistique, qui, comme cette première, se présente nécessairement dans un bel objet et non en soi. On voit la beauté d’une chose et non la beauté même.

            En conclusion, le beau est indicible (informel) et invisible (insensible). C’est cette même indétermination générale du beau qui génère d’interminables discours sur l’art et sa beauté, mais, de même que la réalité de la beauté physique est attestée par l’empire de ses effets (bien que cette réalité ne consiste, en fin de compte, comme le pense Pascal, qu’en ses effets premiers générateurs des seconds et que la même disproportion existe entre la pauvreté substantielle de l’objet au principe du sentiment amoureux qu’entre celle du sentiment amoureux lui-même et des guerres et des drames qu’il génère), de même la beauté artistique est prouvée par le train intense de conversation et d’écrits qu’elle produit. Cela ne prouve pas la réalité substantielle du beau, mais du moins sa réalité humaine.

 

            Cet attachement de l’homme à la beauté génère naturellement le désir (le fantasme en réalité) de pouvoir produire la beauté à volonté et conduit à un rapport intentionnel et technique à la beauté artistique. Or, Pascal se demande, d’une part, si cette volonté d’atteindre au beau précède nécessairement l’apparition de la beauté et donc peut en être le principe, d’autre part, si le part prédominante qu’elle donne à la technique et à la règle n’est pas compromettante pour la beauté elle-même[3]. D’autre part, la thèse esthétique centrale de Pascal (thèse négative, la thèse positive étant exposée par la suite) est explicitement formulée : il n’y a pas de règle générale. Sans règle générale, c’est-à-dire sans règle du beau (car il y a bien des règles particulières de versification, mais aucune règle générale pour faire de beaux vers), le rapport intentionnel et technique au beau[4] est renversé par Pascal en un rapport intuitif et empirique[5]. La méthode des peintres à laquelle fait référence Pascal se caractérise par le nouveau rapport qui a été posé, à savoir un rapport intuitif, où il est jugé du beau de manière réfléchie et empirique, où le beau est produit par expérience et non par règle. Par la notion d’intuition, nous voulons également dire que le beau est produit en partie spontanément par l’artiste, puisque celui-ci ne peut pas, nous dit Pascal, juger de ses ouvrages en les faisant et doit donc s’appuyer, certes, sur son expérience, mais aussi sur son habileté et sa créativité naturelles.

            Les deux questions initiales trouvent ainsi leur solution : la volonté d’atteindre au beau n’est pas un principe déterminant du beau lui-même, elle est plutôt la cause efficiente, qui met à l’œuvre l’artiste. Ensuite, la règle et la technique compromettent la production de la beauté artistique si elles sont prises comme son unique principe, car la règle seule ne peut produire au mieux qu’une œuvre artistique (au lieu d’une œuvre d’art), au pire une œuvre ratée. Cette théorie du beau n’exclut pas les règles de l’art, ni le labeur impliqué par la production de la beauté. Au contraire, nous avons indiqué le poids de l’expérience dans la production artistique, qui ne peut être réduite à une activité purement intuitive.

            Enfin, Pascal se moque de l’esprit de profession en art, puisqu’il n’est pas le gage d’un esprit droit et ne l’exclut pas non plus chez les autres. De plus, l’art n’admettant pas de règle absolue et reposant en grande partie sur l’intuition, le professionnel ou celui qui se dit tel n’a pas de prééminence sur l’amateur, du moins en ce qui concerne le jugement de goût[6]. La pensée de Pascal est déterminante pour l’esthétique en ce qu’elle justifie la critique d’art et le critique lui-même comme amateur d’art professionnel. Les artistes ne sont pas nécessairement bons juges de leurs œuvres ni de celles des autres, d’où la fonction du critique qui juge de l’artiste par l’œuvre, de l’œuvre sans l’artiste et d’art sans l’art. Le critique d’art se justifie par rapport à l’artiste, mais aussi par rapport aux amateurs d’art, qui discutent des œuvres d’art sans savoir réellement en juger. Ainsi, le critique d’art a plus de distance que l’artiste avec l’œuvre, mais plus de proximité que le spectateur avec l’art.  

 

            Si le jugement de goût est indépendant de l’art, entendu comme ensemble de règles, il n’est pas indépendant de l’œuvre elle-même à laquelle il s’applique. Or, si l’œuvre d’art est le principe du jugement de goût, celui-ci ne peut pas déterminer la beauté de l’œuvre, mais seulement adhérer à cette beauté. Le jugement de goût est en cela purement réfléchissant. Mais s’il est réfléchissant, il est aussi spontané, et s’il est spontané, il provient de la nature même de l’individu. De là, Pascal développe une théorie esthétique de l’accordance des complexions individuelles et humaine à l’œuvre d’art[7]. Nous utilisons savamment la notion d’accordance qui désigne normalement l’accord des personnalités entre elles. La beauté n’est pas le produit d’une rencontre intellectuelle, spirituelle ou physique, mais personnelle. Le jugement de goût est fondé sur la correspondance (« un certain rapport ») d’une complexion individuelle avec sa représentation artistique, selon le même rapport naturel qui existe entre les êtres et les choses, qui s’accordent par affinité de natures. Cette affinité implique l’identité des qualités représentées ou réfléchies dans l’objet. Dès lors, l’important pour la représentation artistique d’une nature ne sont pas les qualités positives de l’être peint, comme la force, mais ses qualités propres, comme la faiblesse dans le cas de l’homme, car ce sont elles qui donneront une vraisemblance à la représentation et qui affectera le sujet en conséquence, dans la récognition de sa propre nature. Le critère de la beauté en général (Pascal ne se bornant pas à la beauté artistique) est donc l’inverse de ce que l’on se figure généralement : le sujet n’adhère pas à une beauté étrangère mais intime. Pascal soutient ailleurs une pensée qui va dans ce sens, où s’adresser à l’homme c’est s’y adresser personnellement et non selon une norme universelle, unique et immuable.[8] En conclusion, ce n’est pas nous qui comprenons et réfléchissons les œuvres d’art, mais elles qui nous comprennent et nous réfléchissent. C’est donc de mauvais goût de rechercher le merveilleux ou l’originalité en art, car le bon goût apprécie le commun, le familier, le « milieu ».

            D’autre part, en tant que le modèle naturel de l’art est l’accordance telle qu’elle a été définie, on peut déduire deux types d’accord : par ressemblance ou par complémentarité. Pascal ne le précise pas, nommant « un certain rapport ». Si le modèle de la beauté est un rapport de ressemblance, on peut dire que l’art est le modèle de toute beauté, puisque c’est dans l’art où la ressemblance est la plus objective, étant figurée. Dans les autres choses, « maison », « oiseaux », « rivières », il n’y a qu’un rapport d’analogie avec la nature de la personne, tandis que dans les chants, les vers, les produits de l’art en général, cette nature y est peinte et mise en scène elle-même, non selon un rapport d’analogie, non pas figurativement au sens premier comme symbole, mais par imitation et figurativement au sens propre comme représentation. Mais on peut soutenir inversement que la beauté naturelle (comme accordance) est le modèle de la beauté artistique, puisque cette dernière est selon Pascal une espèce de beauté naturelle (comme phénomène particulier d’accordance dont résultent agrément et beauté).

            Si le bon goût consiste à s’accorder à la nature humaine, le mauvais goût devrait apparaître comme quelque chose de contre nature, ce qui est effectivement le cas selon Pascal, qui soutient qu’une œuvre ratée est l’équivalent d’un être difforme ou ridicule[9]. Les œuvres ratées sont en quelque sorte monstrueuses. Ensuite, Pascal oriente sa critique sur le piètre amateur, en expliquant que son manque de goût pour les choses courantes est à l’origine de son manque de goût artistique puisqu’il s’attache à des choses viles, le disposant à confondre le beau et le laid comme il confondrait la princesse et la bourgeoise, la femme et la prostituée[10].

            Ces réflexions retracent le lien que Pascal tisse entre l’art et la morale. En effet, le bon goût pour Pascal consiste en un certain accord avec soi-même (l’objet réfléchi réfléchissant le sujet et le sujet réfléchissant se réfléchissant dans l’objet) et mesure ainsi l’honnêteté (dans une forme supérieure, puisqu’il s’agit d’honnêteté envers soi) de la personne. Les gens de goût sont moins des érudits que des honnêtes hommes. Le raisonnement vaut pour le cas inverse : les gens vulgaires en ce qui touche à l’art le sont aussi pour le reste ; leur manque de goût mesure moins leur pauvreté intellectuelle que spirituelle et morale. Les gens qui n’ont pas de goût ne sont pas fréquentables, nous dit sarcastiquement Pascal ; en revanche, le bon goût dispose à la bonne société. Pascal fait ainsi du goût le reflet non de la culture mais des mœurs. Ceux qui ont mauvais goût ont initialement un mauvais rapport à l’art fondé lui-même sur un mauvais rapport à eux-mêmes et aux choses : ils cherchent le divertissement quand il faudrait se chercher soi, ils parlent d’art quand il faudrait parler d’homme, d’où aussi la vanité du jargon poétique (discours sur l’art et le beau) : il est hors sujet, car l’art ne parle pas d’art ni la beauté d’esthétique.[11] En conclusion, l’homme parle d’art quand l’art parle de l’homme. Nous avons vu en outre que les pensées esthétiques de Pascal ont un ancrage moral qui les inscrit directement dans la problématique religieuse des Pensées.

            En dernier lieu, nous voyons dans la figure pascalienne de l’honnête homme, récurrente dans les Pensées, le retour de l’Étranger de Platon : un homme sans autre profession ou enseigne que la vérité et sans autre titre (avant Pascal) que celui de philosophe. L’honnête homme est « mesure de toute chose », car il juge l’homme à sa juste mesure et l’art à la mesure de l’homme. Et de même que dans Le Sophiste l’Étranger traite de l’art, jugeant de la nature des œuvres poétiques et interrogeant leur potentiel sophistique, de même l’honnête homme chez Pascal juge le monde de l’art, en préconisant contre l’artificialité et la vanité du discours esthétique la simplicité et l’authenticité du jugement de goût.


[1] "Beauté poétique. Comme on dit beauté poétique on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la géométrie et qu'il consiste en preuve, et quel est l'objet de la médecine et qu'il consiste en la guérison; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie." (Pascal, Pensées, 586 (33)).

[2] 586 (33)

[3] 515 (48)

[4] 559 (27)

[5] 558 (114)

[6] 587 (34)

[7] 585 (32)

[8] 55 (111)

[9] 585 (32)

[10] 586 (33)

[11] 675 (29)