Esthétique épicurienne

            Paradoxalement, l’esthétique ne s’est pas constituée comme philosophie de la sensation, quand bien même son étymologie et son objet l’y disposaient, ni comme branche de la physique, alors que l’art est une relation de deux corps (d’un corps animé à un corps inanimé). L’esthétique est à la place devenue un champ symbolique et une discipline herméneutique. Cette tendance humaine à intellectualiser le monde à l’excès fut déjà critiquée par Epicure, qui se moquait des tours et détours spéculatifs des Académiciens. En opposition à l’esthétique moderne, nous proposerons donc une esthétique anthropophysique, qui sera à la fois une anthropologie et une esthétique de la perception sensible, et donc au final, une esthétique fondée en nature. Nous nous appuierons sur l’épicurisme, qui pourra sur certains points de détail être modernisé, mais restera inchangé sur le fond et la méthode. Nous traiterons dans un premier temps de la contingence et de la nécessité de l’art. Nous déterminerons ensuite les conditions et les principes de l’expérience esthétique (envisagée dans cette étude dans un cadre strictement artistique). Cela nous conduira dans un troisième temps à l’étude de la perception dans l’expérience esthétique. Enfin, nous déterminerons les objets privilégiés de la représentation artistique.

 

            L’art aurait été inutile s’il n’avait pas été plus plaisant que la contemplation de la nature. L’art est donc contingent relativement à la nature, mais a une certaine nécessité relativement à la nature humaine, à laquelle il plaît naturellement et naturellement plus que la nature même. Cependant, il ne faut pas penser que par là l’homme s’est éloigné de la nature, l’art pris généralement élevant au contraire l’homme a une plus grande jouissance de la nature, en raffinant en quelque sorte ses usages et sa vie. D’une certaine manière, l’homme n’a pris conscience de la nature que lorsqu’il se l’est représenté et probablement n’en fut réellement émerveillé et ne commença à l’apprécier esthétiquement qu’à partir de ce moment. Homère a rendu la nature non seulement visible mais appréciable par elle-même. L’art, pris généralement, est contre nature lorsqu’il chasse le bonheur et apporte les fléaux de la discorde. L’art (à finalité esthétique), en tant qu’il conduit naturellement à une plus grande jouissance de la vie et de la nature, est donc le modèle de l’art conforme à la nature et adéquat à une saine civilisation. Un autre indice est que l’art (entendu dorénavant toujours par défaut dans son sens moderne d’art du beau) plaît immédiatement à tout le monde et se suffit à lui-même. C’est là le signe de sa richesse. En effet, on dispute de la valeur des biens matériels, en particulier en relation au mal et au vice qui souvent les accompagnent, qui montre que ces biens dépendent de quelque opinion, tandis qu’on ne dispute pas des vertus de la musique : tout homme l’écoute avec plaisir. De plus, en tant que l’art semble apaiser l’homme et les purger de certains troubles psychologiques et émotionnels, il est conforme à la finalité de la nature du vivant, qui est le bonheur, et s’en trouve d’autant plus justifié. En effet, l’art n’implique aucun désir, et le désir étant une source de trouble, l’art est un modèle d’activité heureuse et, de ce fait, prudente (au sens épicurien, en tant qu’elle conduit au bonheur). D’autre part, elle semble nécessaire pour contrer la nécessité naturelle : car la nécessité dans la nature tend à occulter la beauté de la nature, que l’art vient rétablir par son indépendance de la nature. C’est ainsi que l’on peut expliquer le phénomène rapporté dans la Poétique d’Aristote : les choses qui nous répugnent dans la nature nous plaisent dans l’art, car nous répugnons à certaines choses du fait d’une certaine nécessité de nature (comme un cadavre est repoussant parce que la putréfaction est par nature repoussante pour la plupart des êtres vivants), mais prises en soi, c’est-à-dire sous forme purement contingente, elles sont dignes d’être contemplées en tant que phénomènes et produits de la nature.

            Nous avons vu quelle part de contingence et de nécessité contenait l’art, dans quelle mesure et sous quel rapport, et plus généralement, quelle est la fonction de l’art. Il nous reste à présent à examiner son fonctionnement, qui désigne la manière dont l’art est rendu sensible à l’homme. Nous étudierons d’abord les conditions de cette sensibilité, puis son actualité dans la perception.

 

            Considérant que « l’âme est la cause prépondérante de la sensation » et que l’art est un objet des sens (et non, comme la notion, un objet produit à partir des sens, sans quoi on pourrait appeler une œuvre d’art une idée), la structure de l’âme doit être au principe de la sensibilité de l’homme à l’art. Pour autant, l’âme n’ayant aucune efficience sans le corps, la marque même de sa nature doit se trouver dans le corps, qui en est quelque sorte l’image.

            Nous observons pour commencer que seul l’homme est sensible à l’art, l’animal y est indifférent. Cela vient d’abord du fait que l’homme a des sens plus aigus que l’animal et par conséquent qu’il est plus à même de jouir des perfections sensibles. Or, l’âme qui reçoit ces sensations, et qui en est en même temps le principe (c’est-à-dire en est à la fois l’agent et le patient), est naturellement ajustée à la perfection des organes sensibles de l’homme et s’est probablement développée dans leur sens, se raffinant à mesure que ces mêmes organes s’affinaient. La sensibilité esthétique (ou sensibilité à l’art) de l’homme est donc due, dans un premier temps, à des éléments matériels objectifs, en l’occurrence la finesse des organes sensibles, et dont la finesse de l’âme n’est que le corrélat et non le principe : ce n’est pas parce que l’homme a un esprit fin qu’il a des perceptions fines, mais parce qu’il a des perceptions fines qu’il a un esprit fin (esprit pris ici comme synonyme d’âme dans le lexique épicurien). On citera pour exemple la musique, qu’on ne peut pratiquer justement (au sens rigoureux que la musique attribue à cette notion) qu’à condition d’avoir « de l’oreille », qui n’est pas qu’une image mais désigne les capacités réelles et mesurables d’un sujet humain à distinguer les notes et les durées.

            D’autre part, la sensibilité esthétique de l’homme tient au fonctionnement intellectuel de son âme, qui ne se limite pas à l’expérience brute et immédiate des sens, mais réfléchit et confronte les données des sens, lui permettant d’identifier la figure représentée par l’œuvre d’art en la rapportant à d’autres figures similaires dont le sujet a déjà fait l’expérience sensible. Ces deux opérations de réflexion et de comparaison des sensations reposent encore une fois sur une capacité corporelle, c’est-à-dire sur un élément matériel objectif, en l’occurence la mémoire. En effet, réfléchir une sensation, c’est comme l’imprimer en soi pour l’avoir librement à l’esprit, et comparer cette sensation à d’autres, c’est confronter différents souvenirs du même type d’objet. On voit par là que l’intelligence humaine s’est développée à partir d’une capacité physique qu’est la mémoire. On peut, en outre, supposer que cette mémoire s’est elle-même développée à partir des perceptions aiguës de l’homme, car celles-ci ont dû imprimer leur perfection dans l’âme comme aucune sensation approximative telle qu’elle se trouve dans l’animal ne pouvait le faire auparavant. De ces premières impressions (littéralement) a dû naître la mémoire.

            Ces hypothèses permettent de construire une généalogie de l’esprit humain selon laquelle la supériorité intellectuelle actuelle de l’homme serait originellement due à une supériorité physique initiale. C’est parce que l’homme devint plus sensible que l’animal, qu’il devint plus intelligent que lui. Finalement, notre question initiale admet une réponse tautologique : si l’homme est plus sensible que l’animal, c’est parce qu’il est plus sensible que l’animal, et l’homme a une sensibilité esthétique, parce qu’il a les organes sensibles appropriés !

            Mais si, comme on l’a vu, la sensibilité est quantitative, n’aura-t-on pas une différence entre deux hommes comme il y en a une, dans une autre mesure, entre l’homme et l’animal ? Quelle conséquence s’en suit pour l’appréciation des œuvres d’art ? De même que nous disions précédemment que l’acuité auditive en musique mesure la capacité du sujet à pratiquer la musique, et qu’avoir de l’oreille en ce sens avait un fondement matériel et physique, de même, lorsque nous disons « avoir du goût » de quelqu’un dont la sensibilité esthétique générale est développée, cela est peut-être autant une expression figurée désignant en fait des capacités intellectuelles qu’une définition physico-sensorielle du goût, qui est, on l’a dit, la sensibilité esthétique considérée comme particulièrement développée chez un sujet. Mais en fait, les sens ne peuvent à ce point diverger d’un sujet à l’autre à l’intérieur de l’espèce humaine, et la musique est de ce point de vue une exception. Si donc les sens ne sont pas à l’origine d’une divergence de sensibilité à l’art, c’est dans l’âme elle-même, et particulièrement dans sa fonction intellectuelle, qu’il la faut chercher, car l’âme sensitive en tant que principe et sujet de la sensation se confond empiriquement avec la sensation même.

            La partie intellectuelle de l’âme, qui est celle composée des plus fines parties de l’âme (le neurone étant infiniment plus fin que le nerf), étant composée d’éléments quasiment infinitésimaux (du point de vue de l’esprit qui cherche à les concevoir), on peut supposer que des différences structurelles ou matérielles entre différents intellects, ou que la moindre variation entre leurs éléments ou leurs relations, doivent avoir une influence sur le fonctionnement global de l’esprit. On peut ainsi supposer que la finesse de l’esprit repose directement sur la finesse de ses éléments et que ce que l’on prend encore une fois comme une expression figurée peut très bien avoir une signification objective et un fondement matériel naturel.

            Mais on peut se demander si un esprit fin (matériellement) sera sensible à toute chose ou si la finesse de l’esprit est en fait circonscrite à une région particulière de l’esprit et limitée à certains objets de l’expérience ou à certaines fonctions de l’esprit, et par conséquent dans cette dernière hypothèse, que la finesse de l’esprit humain est à rechercher dans certaines de ses parties répondant à ces objets ou à ces fonctions mentales ou intellectuelles, et non dans l’esprit dans sa totalité. Par exemple, un esprit fin dans la partie qui correspondrait au langage sera sensible aux langues, mais aura une sensibilité commune pour les objets situés en dehors de ce champ particulier, par exemple pour les objets mathématiques. Quelle partie de l’âme alors est sensible à l’art ? Ce n’est pas l’intellect à proprement parler (l’entendement ou la raison), autrement les plus grands savants seraient aussi de grands artistes. Nous avons vu le rôle fonctionnel de la mémoire en art, en tant qu’elle permet la reconnaissance des figures représentées. Mais si elle rend possible l’expérience esthétique, elle ne la constitue pas pour autant ; elle est donc nécessaire et non suffisante. En effet, reconnaître une chose est un acte intellectuel purement objectif a priori dénué d’affect. Ce n’est pas la reconnaissance des figures représentées qui nous les fait apprécier. Il reste que c’est l’imagination qui doit être le principe de l’appréciation esthétique. L’imagination est une sensibilité renversée : alors que l’âme reçoit les informations des sens, l’imagination communique aux sens les informations de l’âme (de l’esprit). C’est ce qui se passe dans le sommeil paradoxal (qui porte bien son nom en ce que l’imagination en acte dans ce sommeil peut elle-même être appelée « sensibilité paradoxale »), où l’imagination exerce et éveille le système nerveux (deux activités en vue de l’état de veille dont le sommeil paradoxal est l’état transitoire), et ce faisant imprime au corps des sensations, alors que celui-ci est insensibilisé (jusqu’à un certain point) par le sommeil au monde extérieur. Ce sont donc des sensations réelles générées à partir de représentations mentales (contrairement à ce que l’on pense, le rêve n’est pas entièrement « fictif », car ce que l’on ressent virtuellement dans les rêves est ressenti réellement par le corps).

            L’imagination en art permet ainsi au sujet d’avoir une expérience subjective ou sensible de ce qui est représenté objectivement. On en déduit que l’art ne doit pas s’adresser aux sens pour communiquer à l’esprit, mais s’adresser directement à l’esprit pour communiquer aux sens. De là, il suit aussi que l’appréciation esthétique variera en fonction des affinités de la mémoire et de l’imagination du sujet avec l’objet représenté ou le type de représentation. En effet, mémoire et imagination sont individuelles, varient, l’une par le contenu, l’autre par le type : la mémoire déterminera ainsi l’affinité du sujet avec l’objet représenté, l’imagination avec le type de représentation. En outre, la mémoire, en tant qu’elle nourrit l’imagination en lui fournissant sa matière (ainsi, dans nos rêves, nous rêvons de ce que nous avons vécu ou projetons des situations à partir d’éléments déjà connus ou vécus), contribue à sa singularisation. Deux imaginations de même type seront ainsi différenciées par la mémoire individuelle du sujet (qui peut s’étendre à la mémoire d’une époque ou d’une culture, par exemple deux sujets d’époque ou de culture différente n’auront pas la même mémoire collective). Par conséquent, plus une œuvre d’art présentera des caractères universels, plus son intérêt esthétique pourra traverser les siècles et éventuellement les cultures. « La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne » de Léonard De Vinci est remarquable à ce titre : son auteur a tout fait pour inscrire la nature religieuse de ses caractères dans la nature, de la fonder en quelque sorte en nature. Les personnages sont profondément humains, n’éveillent pas directement l’idée de sainteté ou de divinité, mais en permet indirectement la représentation libre, à partir de la perfection des vertus (qui, dans une certaine mesure, sont des qualités naturelles, étant des qualités humaines et non divines) de bonté, d’humilité et de bienveillance qui sont exprimées. 

            La seconde condition de l’expérience esthétique étudiée sera la perception.

            La perception doit-elle être distinguée de l’aperception en esthétique ? Percevoir, c’est regarder avec les yeux, apercevoir, c’est regarder avec les yeux de l’esprit. Si et tant que l’œuvre d’art est considérée comme le sujet d’une représentation, la perception en esthétique est subordonnée à l’aperception. Elle fournirait la matière à la représentation qui par essence renverrait à quelque chose de mental. Cette conception de la perception en esthétique est matérialiste, la perception compensant l’idéalité de la représentation, laquelle doit être fondée sur une réalité matérielle. En termes phénoménologiques, la perception serait le noème et l’aperception la noèse, ou bien la perception l’esquisse, et l’aperception l’intuition d’essence de l’objet. Nous disions plus haut que l’œuvre d’art doit s’adresser prioritairement à l’esprit, par quoi nous sous-entendions qu’elle devait être une représentation et donc quelque chose d’ordre mental. Dans ce cas-là non plus, la perception n’aurait pas de place particulière en esthétique, étant une simple condition matérielle de la réflexion de l’œuvre. Or, la perception joue selon nous un rôle essentiel dans l’expérience esthétique : celui de relation du sujet à l’objet.

            On néglige souvent que dans la « réflexion » d’une œuvre d’art, la matière n’est pas réfléchie et absorbée instantanément par l’esprit, fournissant une « image » mentale de l’œuvre d’art qui serait la représentation artistique achevée (intuitive et en acte). Pour intérioriser la matière de l’œuvre (dans laquelle nous comprenons la forme de l’œuvre), le sujet doit appliquer ses sens à l’œuvre et cette relation ne doit pas être interrompue, de sorte que la perception est bien la relation continue nécessaire du sujet à l’objet pour que se forme la représentation. Mais nous allons plus loin et affirmons que la représentation artistique ne vaut que comme présentation, c’est-à-dire uniquement lorsque la relation sensible à l’œuvre est présente et maintenue. La « représentation d’une représentation » n’a aucune valeur ni puissance esthétique. Elle peut éventuellement servir de repère mais en aucun cas fournir la matière à une quelconque expérience esthétique. Il en va inversement avec les idées, qui, abstraites d’un texte où elles sont originaires, ont autant de valeur dans leur réflexion ou leur contemplation libre.

        Notre conclusion est à nouveau tautologique : une expérience esthétique (littéralement expérience sensible) est impossible sans relation sensible, ou encore, une expérience esthétique abstraite est contradictoire. On confond habituellement en esthétique la perception avec l’aperception, fondant celle-ci dans celle-là (dans l’idée héritée d’Aristote que la forme accomplie comprend la matière) : nous inversons le rapport en fondant l’aperception dans la perception (la représentation étant épuisée dans la présentation de l’objet). C’est donc finalement l’aperception et non la perception qui est écartée de l’esthétique. L’aperception est une notion inesthétique en soi (littéralement non esthétique) en tant que forme d’abstraction. L’aperception peut néanmoins réintégrer l’esthétique en prenant le rôle attribué initialement à la perception, à savoir celui de fournir la matière de l’expérience esthétique. En effet, si l’on définit l’aperception comme une concentration de l’esprit et des sens sur un objet particulier, alors l’aperception joue bien le rôle original de la perception, en alimentant la perception esthétique avec les sensations et les données qui seront dégagées de cette manière de l’objet. Achevant le renversement du rapport, l’aperception devient subordonnée à la perception.

            A l’origine de la perception sensible se trouve non pas l’objet, qui n’est jamais perçu en lui-même (excepté lorsqu’il est touché, mais le toucher étant le sens le plus « aveugle », on a jamais accès à la chose en soi), mais ses émanations. L’œuvre d’art, comme tout objet matériel, est en soi invisible à l’homme, mais est rendue visible par le détachement de corpuscules de sa surface, auxquels sont réceptifs les sens et qui permettent à l’esprit auquel est automatiquement transmis les données des sens de générer spontanément une vision générale de l’objet. De ce point de vue, toute perception est une composition et l’œuvre d’art, en tant que composition en soi, ne diffère pas empiriquement des autres objets. On perçoit une œuvre d’art comme tout autre objet du monde, par la synthèse spontanée de ses émissions corpusculaires. Mais l’œuvre d’art étant un objet original, littéralement extraordinaire, on ne peut pas se contenter de la voir, c’est-à-dire d’en avoir une intuition simple, pour la voir pleinement. En tant qu’objet inédit, l’œuvre d’art doit être contemplée longuement et intensément pour révéler son unité et sa matière à l’esprit. Pour s’accomplir, la synthèse de l’objet d’art exige donc une concentration du regard et de l’attention en général ainsi qu’une relation directe prolongée à l’œuvre.

            Dans ce contexte, à quoi correspondrait la forme de l’œuvre ? La forme ne peut être perçue immédiatement, étant le produit d’une synthèse et en même temps ne peut être perçue qu’à condition que la synthèse soit viable. La forme est donc le résultat d’une somme unifiée de nombreux choix artistiques particuliers dépendant eux-mêmes d’une vision d’ensemble de la chose représentée. La forme revient donc ni plus ni moins à l’unité de l’œuvre et, d’un point de vue sensible, est perçue comme une sensation diffuse. Notons que l’unité est nettement distincte de l’individualité : toute œuvre est nécessairement individuelle mais n’est pas nécessairement une. Une œuvre est une lorsque rien n’est extérieur à son objet de représentation ni étranger à son style. Une telle œuvre est naturellement agréable, l’harmonie étant naturellement reposante et la dissonance naturellement irritante. Une telle œuvre est également naturellement belle, la beauté étant l’expression extérieure de l’achèvement interne. Ainsi, une œuvre d’art peut être jugée réussie aussi bien par l’analyse de sa perfection interne que par son impression sensible.

            Deux questions restent à élucider : comment les figures représentées dans et par l’œuvre d’art sont-elles reconnues par le sujet (il s’agissait jusque-là de l’appréhension de la forme et de la matière originales de l’œuvre et non spécifiquement des figures pouvant faire l’objet d’une reconnaissance), ou comment l’œuvre d’art captive-t-elle notre esprit ? Comment l’œuvre d’art est-elle empiriquement isolée du reste du monde, individualisée et distinguée des objets environnants, ou comment l’œuvre d’art capte-t-elle notre attention ?

            La reconnaissance a pour principe la mémoire, qui agit dans la perception de manière active en assimilant les objets perçus aux objets connus et mémorisés, d’une part, en projetant ces derniers sur ces premiers, d’autre part. La projection permet une reconnaissance immédiate, qui peut de ce fait être qualifiée de reconnaissance intuitive. La première est davantage cognitive. Mais dans l’œuvre d’art, la reconnaissance intuitive est inefficace, car l’objet d’art étant, comme on l’a dit, inédit pour l’esprit, ce dernier ne peut projeter ses propres souvenirs qu’au détriment de la représentation. En outre, la projection est souvent rendue impossible par l’originalité des figures représentées. Il reste donc la reconnaissance cognitive, mais qui ne peut reconnaître les figures de l’œuvre les plus ordinaires, qui se rencontrent dans le monde naturel. Ces figures, de plus, ne sont présentes que dans un nombre limité d’arts, appelés à ce titre figuratifs : la peinture, la poésie et la sculpture. Même dans ceux-ci, la reconnaissance cognitive est souvent insuffisante pour saisir les objets représentés, qui peuvent s’éloigner de beaucoup des êtres naturels originaux.

            Mais la reconnaissance est-elle seulement nécessaire dans la perception d’une œuvre d’art ? Si on excluait la reconnaissance de la perception esthétique, cela signifie qu’il faudrait d’abord apprendre à connaître l’œuvre d’art pour ensuite la reconnaître. Ce faisant, on excluerait l’œuvre d’art elle-même de l’esthétique, puisque le travail d’observation et l’expérience de l’œuvre seraient essentiellement cognitifs. La reconnaissance, en tant qu’acte spontané de l’esprit, ressort par nature davantage à l’esthétique qu’à la connaissance. Si elle est nécessaire, c’est parce qu’un objet original, dont les éléments formels et figuratifs ne pourraient pas être adéquatement reconnus et synthétisés, ne pourrait pas nous captiver. C’est la reconnaissance qui a la capacité de captiver immédiatement l’esprit humain, mais pas n’importe quel type de reconnaissance. En croisant des congénères, on va s’interrompre, parce que l’on croit avoir reconnu quelqu’un ou un visage familier. Les objets ou les êtres que l’on croit reconnaître, c’est-à-dire dont la reconnaissance n’est pas une connaissance, mais une forme d’intuition (sens courant) ou d’opinion, sont fascinants. Les objets d’art sont de cet ordre. Les œuvres d’art nous semblent familières tout en nous étant étrangères. Une œuvre d’art réussie doit induire une reconnaissance confuse.

            A présent, qu’est-ce qui permet d’isoler l’objet d’art des objets environnants ? L’objet d’art est délimité par soi en tant qu’objet matériel, mais il n’est pas dit que son espace le soit de la même manière et se réduise aux limites objectives ou matérielles de l’objet d’art. En tous les cas, l’objet d’art n’est jamais perçu comme peut l’être une idée dans un espace abstrait que celui-ci occuperait comme objet intentionnel unique. L’espace occupé par l’œuvre d’art est un espace réel, occupé par d’autres objets, susceptibles aussi d’être perçus et visés par l’esprit. L’œuvre d’art elle-même n’est pas perçue abstraitement, mais vue à travers un certain support et dans un certain cadre : une peinture peut être encadrée ou tenue par un trépied, une comédie n’est pas jouée dans le vide, mais sur une scène, elle-même inséparable d’une salle de spectacle, et ainsi de suite. Comment arrive-t-on à percevoir l’œuvre d’art telle quelle et abstraction faite de tout son environnement (incidentel ou inhérent à sa représentation) ? Autrement dit, comment l’œuvre d’art capte-t-elle notre attention ? Cette concentration du regard nécessaire à une expérience esthétique effective n’est pas due à l’objet d’art, mais au sujet, au spectateur. Tout d’abord, lorsque nous avons à reconnaître une chose, notre regard se concentre sur celle-ci pour tenter de lui attribuer une forme et est ainsi forcé de faire abstraction de ce qui entoure l’objet. Cette concentration du regard permet à l’image dégagée par l’œuvre d’art de frapper l’esprit avant tout autre objet, par exemple le vitrage d’une peinture. Enfin, pour que l’œuvre d’art n’apparaisse pas elle-même à l’esprit comme objet d’art, il faut, comme pour le miroir, que la réflexion de son image recouvre la réflexion de l’objet (en tant qu’objet physique, d’une part, en tant qu’objet d’art, d’autre part), ce qui s’accomplit de deux manières : par une réflexion irréfléchie de l’œuvre (au sens où ce qui est réfléchi intuitivement n’est pas lui-même réfléchi rationnellement), ayant pour conséquence une « suspension du jugement » (au sens phénoménologique où l’esprit ne s’intéresse pas à l’existence de la chose) et par l’imagination et le façonnement de la représentation, laquelle en effet n’est pas une donnée brute, mais doit être achevée par l’esprit par le travail conjoint de reconnaissance des éléments de la représentation et de leur synthèse. Cette intériorisation mentale de l’œuvre détourne l’esprit de la considération de l’objet d’art en tant que tel. La synthèse s’opère spontanément (c’est-à-dire sans effort intellectuel conscient), mais non d’elle-même, devant être réalisée par l’esprit et donc requérant tout de même un effort intentionnel (qui correspond à ce que nous avons appelé l’attention ou la concentration du regard). L’œuvre d’art en elle-même est en effet insensible. Ainsi, la matière (le matériau) de l’œuvre est entièrement recouverte par la représentation qu’elle éveille.

 

            Dans un dernier temps, il nous faut déterminer quels sont les objets privilégiés de la représentation artistique, qui doivent dès lors être privilégiés par l’artiste. Nous remarquons que les phénomènes et les objets les plus communs sont paradoxalement ceux qui exercent le plus de fascination sur l’homme. Ainsi, la nature au sens courant du monde vivant fascine l’homme davantage que l’histoire, qui en est un phénomène particulier, mais le fascine moins que l’univers dont le vivant est à son tour un phénomène particulier. De manière générale, les phénomènes courants intéressent davantage l’homme que les rares : on préférera méditer sur la pluie ou la nuit que sur la grêle ou l’éclipse. De fait, on néglige souvent que l’universel plaît universellement plus que l’universellement humain. Par exemple, la guerre est bien une réalité humaine universelle et sa représentation plaît pourtant moins à l’homme que la représentation de la nature : comparez les deux tableaux de Turner représentant Fort Rock (« La Bataille de Fort Rock » et « Mont Blanc vu de Fort Roch »). Le tableau de la bataille semble être au service de celui de la nature (bien que peint postérieurement à celui-ci) dont il intensifie l’effet, et non l’inverse. De même, la conscience est quelque chose de proprement humain et pourtant la représentation de la nature brute et inconsciente, sans présence de l’homme, nous est plus agréable : nous préférons de loin les peintures de paysage aux portraits, et le plus célèbre de ces derniers est lui-même considéré comme une allégorie de la nature ! Cette idée d’une richesse naturelle de ce qui est à portée et d’une relative vacuité de ce qui est rare est fondementalement épicurienne. Il est donc conseillé de représenter des choses communes, de ne pas s’attarder au sujet de l’œuvre, en revanche on s’appliquera à la forme et à la présentation, celle-ci étant, selon ce qui précède, le principe de l’expérience esthétique. Pour autant, on pourrait se demander quel serait le thème le plus universel (à l’intérieur du monde, que nous mettons hors concours) et donc le plus digne d’être représenté ?

            Nous nommons le hasard, au principe dans la philosophie épicurienne de tout l’univers composé. En effet, sans hasard, l’univers serait parfaitement linéaire. Ce phénomène est le plus répandu en ce qu’il concerne chaque atome de l’univers. Il a ceci de particulier qu’il est essentiellement en puissance (contrairement par exemple aux lois de la lumière ou de la gravité qui sont toujours en acte) et qu’il est la seule constante universelle de l’univers inconstante, le seul principe anarchique du monde, la seule norme anormale de la nature. De plus, il est un phénomène toujours particulier et original, bien qu’il soit un phénomène universel. Il allie donc l’universalité la plus grande à la plus grande originalité et c’est ce qui en fait, selon nous, l’objet le plus fascinant de l’univers. On peut représenter le hasard sous différentes formes : l’une d’entre elles et la principale est l’accident (source du pathos en art), au sens aristotélicien du terme. Vues dans cette perspective, en tant qu’elles s’accordent avec un principe universel, la vie et l’humanité sont dignes d’être contemplées. Le hasard étant au principe de la déviation des atomes qui engendre les corps (les composés, voir citation précédente), on peut également en tirer deux thèmes universels : la rencontre et la séparation. La danse a pour objet principal le premier, la poésie lyrique (la poésie au sens courant) le second, la poésie dramatique (la poésie au sens classique) l’un et l’autre, déclinant leur relation dans ses différentes formes : la comédie part de la séparation et aboutit à la rencontre, la tragédie part de la rencontre et aboutit à la séparation, l’épopée, forme dramatique complète, part de la rencontre et aboutit à la rencontre après une phase de séparation.

 

            En conclusion, la nature est au cœur de notre esthétique épicurienne, sans jamais être l’objet même de l’esthétique (et donc non plus de l’expérience esthétique). Nous avons dans cette perspective mobilisé et introduit plusieurs définitions de la nature : la nature comme nature de l’homme, sensibilité individuelle, histoire naturelle, histoire de l’espèce (histoire au sens courant), monde du vivant, univers et loi naturelle. Chaque définition mise à profit en esthétique affine notre compréhension de la relation de l’art à la nature, de l’homme à l’art et corrélativement de l’homme à la nature. Notre thèse principale est que l’esthétique relève autant de l’anthropologie, des sciences naturelles et de la psychologie que de la philosophie, qu’en cela l’approche littéraire allégorique classique de l’esthétique est insuffisante, et que l’esthétique a vocation à devenir une science.